
À une époque l’idée qu’une autre devise que le dollar américain puisse être la monnaie de réserve mondiale était peut-être impensable. Kevin Hebner, stratège en placements mondiaux à TD Epoch, affirme à Kim Parlee que la transition vers un monde bipolaire des devises est en cours et s’accélère.
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[MUSIQUE] * Commençons par les conclusions en ce qui concerne les investisseurs impatients, pour les gens qui nous regardent. On veut savoir ce que tout ça signifie. J’aimerais connaître les conclusions de ton rapport, et on verra ensuite les raisons qui les expliquent. * Je pense que dans l’ensemble, on s’éloigne d’un monde unipolaire, dominé par les États-Unis, le dollar américain et son système financier, et on se dirige vers quelque chose de plus bipolaire. On vit dans un monde où le renminbi joue un plus grand rôle, et ça témoigne de la puissance économique que possède la Chine sur le plan du commerce mondial et de l’économie mondiale. * Oui. La dédollarisation signifie, encore une fois, qu’on vit dans un monde bipolaire, où on voit une autre monnaie gagner en popularité. Toutefois, tu as aussi mentionné qu’un autre sous-produit de cette situation pourrait être, et, encore une fois, on parle de prévisions, car il faut attendre de voir comment le monde évolue, mais qu’on pourrait assister à une augmentation du cours de l’or et à un affaiblissement du dollar américain. * Oui. Il ne fait aucun doute que les États-Unis jouissent de ce privilège exorbitant, ce qui signifie que beaucoup d’argent est investi dans les actifs en dollars américains. Ça contribue à la vigueur du dollar et à maintenir les taux d’intérêt plus bas. Dans ce nouveau monde, il pourrait être plus difficile pour les États-Unis de financer leurs gros déficits, et les taux d’intérêt pourraient augmenter, disons de 25 à 150 points de base. Selon nous, le dollar américain va s’affaiblir d’environ 20 % à long terme. * À ce moment, l’or sera considéré comme une monnaie de réserve de remplacement, au moins pendant la période de transition. On a certainement constaté au cours des 10 dernières années un réel intérêt pour l’or provenant d’un certain nombre de pays pour ces raisons, et jusqu’à ce que le renminbi soit prêt et que tous les différents aspects soient finalisés pour être en position de contester le dollar américain, qui est la devise mondiale prédominante. * Soyons clairs : ça ne se produira pas demain. Ça va prendre un certain temps. * Ça va prendre beaucoup de temps. Par exemple, les États-Unis sont devenus la plus grande économie du monde en 1870, juste après la guerre de Sécession. Mais elle n’est devenue la monnaie de réserve mondiale qu’immédiatement après la Première Guerre mondiale, donc 40 à 50 ans plus tard. Les choses évoluent donc très lentement. * Encore une fois, on va se pencher sur les raisons, et tu as rédigé un rapport très détaillé, je crois, qui explique la situation, mais ce qui est remarquable, selon moi, c’est que beaucoup de gens entendent ça depuis un certain temps et je pense que bien des gens doutent que ça puisse réellement se produire. Tu pourrais commencer par nous expliquer comment le dollar américain a acquis sa position dominante au fil de l’histoire et pourquoi les sceptiques ne voient peut-être pas ce qui pourrait se produire. * Je pense que beaucoup de sceptiques regardent la situation et se disent : « Qu’est-ce qu’une devise mondiale? » et il est certain que tous ceux qui sont en vie aujourd’hui ne connaissent vraiment qu’une seule devise mondiale et c’est le dollar américain. Ils se disent que pour être une devise mondiale, il faut avoir un important déficit du compte courant, ce qui signifie d’importantes rentrées d’argent, des marchés des capitaux énormes, des titres du Trésor, des marchés boursiers, du capital de risque, du capital d’investissement, toutes ces choses. Il faut avoir un compte de capital ouvert pour que l’argent puisse entrer et sortir librement. * Il y a donc tous ces différents aspects du système financier du dollar américain, qui est fondé sur un ensemble de ces aspects. Je vais vous donner un exemple, et les gens extrapolent sur le fait qu’on croit que la nouvelle devise mondiale sera une devise chinoises et que ce sera très différent du dollar américain et de la situation qu’on a vu au cours des 50 dernières années, ou avant le dollar américain, lorsque la livre sterling était la devise mondiale. * Et c’est intéressant, car je n’en ai jamais entendu parler dans ce contexte, mais tu as aussi mentionné l’effet de réseau qui est associé au dollar américain et qui explique en partie sa vigueur en ce moment et j’en ai entendu parler lorsqu’on parle d’Internet et de virus, mais qu’en penses-tu et en quoi est-ce utile? * Eh bien, si ça ne t’ennuie pas, je vais m’écarter un peu du sujet pour parler des effets de réseau, parce que c’est quelque chose d’assez courant dans les économies numériques. Par exemple, j’utilise beaucoup Twitter. Twitter est un endroit où il y a beaucoup de contenu. Il y a les créateurs de contenu et les consommateurs de contenu. Il y a aussi cette sorte d’effet de réseau à deux sens. * Et maintenant, certaines personnes se tournent vers Threads, qui n’a pas certaines des caractéristiques qu’on retrouve avec Twitter, mais il n’y a pas non plus de propriétaire qui veut imposer ou pénaliser autant les consommateurs que les créateurs de contenu. Les gens se tournent donc vers cette autre plateforme, et je crois que la situation est comparable au dollar américain, qui est associé à tous ces effets de réseau. * Lorsqu’une devise est en position dominante, on retrouve toutes ces caractéristiques. Les investisseurs émettent des actifs en dollars américains. Les gens achètent des actifs en dollars américains. Et puis, il y a toutes les différents aspects fonctionnels qui sont associés à ça, les aspects réglementaires avec la Réserve fédérale américaine et le Trésor, le système de paiements interbancaires, le système de messagerie et tous les différents types de marchés, intérieurs et étrangers. C’est très complexe, et il faut que les deux parties s’impliquent. * Il faut aussi beaucoup de temps de préparation. Je dirais que ce n’est qu’au cours des 15 dernières années que Beijing a compris l’importance de développer toutes ces infrastructures, tous ces aspects fonctionnels, pour s’assurer d’avoir cet effet de réseau à deux sens qui est nécessaire pour attirer à la fois des fournisseurs et des consommateurs, dans ce cas-ci de capital plutôt que de contenu. * D’accord, merci d’avoir mis les choses en contexte. Cet argument comporte donc essentiellement deux volets, soit la vigueur de la Chine et la politisation du dollar américain. Parlons de la Chine pour le moment. On a parlé de l’effet de réseau. Dans ton rapport, tu parles de la voie vers la vigueur et d’aider à créer, à avoir une devise qui sera utilisée couramment pour la facturation, les règlements et ce genre de choses. On pourrait commencer par parler de ce contexte qui doit être présent pour que ça se produise. * Oui, il y a une séquence naturelle ou logique pour qu’une devise commence à être utilisée au-delà de ses frontières et c’est vraiment la séquence que les États-Unis ont suivie, il y a un peu plus de 100 ans. Le Royaume-Uni l’a fait il y a environ 220 ans. * Au départ, il faut commencer par la facturation. Par exemple, si on exportait des appareils électroniques ou d’autre chose de la Chine, au lieu d’être facturés et de régler en dollars, on règlerait en renminbi. On a vu cette action qui a été réglée en renminbi augmenter par rapport à environ 0 %
il y a dix ans à environ 30 % maintenant. C’est donc quelque chose qu’ils font. * La Chine a des discussions avec de nombreux pays, pas seulement avec la Russie. De toute évidence, la Russie est forcée de le faire mais il y a aussi l’Inde, l’Iran, l’Argentine, le Brésil et l’Afrique du Sud. Donc les pays du BRIC en plus de quelques autres. La Turquie fait partie de ce groupe. On voit de plus en plus de pays, pour de plus en plus de biens, qui souhaitent facturer ce qu’ils importent de Chine et régler en renminbi plutôt qu’en euros ou en dollars américains. * Les gens pourraient regarder ce 30 % et penser que ce n’est pas très élevé mais c’est la deuxième devise la plus utilisée, n’est-ce pas? * Oui, pour la facturation commerciale, elle est en deuxième après le dollar américain et avant l’euro. Il ne fait aucun doute que la pente s’accentue. * Que se passe-t-il du côté des marchés émergents? Il s’agit d’un point intéressant que tu soulignes également, J’ai aussi fait ma juste part de voyages, et il y a parfois des situations où aucune condition n’est rattachée lorsqu’il s’agit de financer ou d’aider les marchés émergents. Que se passe-t-il de ce côté? * Alors, la Chine cherche certainement des alliés et il y a beaucoup de gens qui sympathisent avec la Chine et qui se méfient du dollar américain. Qu’il s’agisse de l’Initiative ceinture et route ou des swaps de banques centrales, la Chine a maintenant mis en place environ 39 accords de swap des banques centrales et en ont utilisé environ 17. * Elle s’implique de plus en plus en tant que prêteur de dernier recours pour les pays qui éprouvent des difficultés et ce sont souvent des pays qui reçoivent beaucoup d’investissements directs étrangers de la Chine. Ils font des affaires. Ils ont reçu de l’argent de l’Initiative ceinture et route, entre autres. La liste commence à être longue et comprend différents pays d’Asie, d’Afrique et de nombreux pays d’Amérique du Sud également. Ce sont donc différents marchés émergents. * C’est le processus par lequel le renminbi commence à être utilisé davantage dans les infrastructures financières, monétaires et de façon plus vaste. Les pays veulent une solution de rechange au système en dollars américains parce que, dans une certaine mesure, ils craignent les sanctions. Mais aussi, je pense qu’ils sont préoccupés par la présence démesurée du dollar américain au sein de leurs activités économiques. * Si on ajoute à cela le fait que la Chine qui reconnait la force grandissante de sa devise, fait ce que n’importe quel pays ferait et met en place de nouveaux systèmes à cette fin. On a aussi beaucoup parlé de SWIFT. Je pense que beaucoup de gens n’étaient pas familiers avec SWIFT avant ce qui est arrivé avec la Russie et c’est devenu familier pour tout le monde très rapidement. Il y a aussi ce qu’on appelle le CHIPS. * Oui. Oui, et quand on parle du dollar américain et de la dédollarisation, ce n’est pas vraiment une question de dollar américain en lui-même. Il s’agit plutôt du système financier en dollars américains, et une partie du système financier en dollars américains est le SWIFT, qui est un système de messagerie qui indique à une banque où l’argent est censé aller. * Le CHIPS est le système de paiement interbancaire de chambre de compensation. C’est un réseau en étoile, comme celui des compagnies aériennes, qui envoie des fonds d’un correspondant bancaire, habituellement une banque américaine, à une autre banque aux États-Unis ou ailleurs dans le monde. Il y a beaucoup d’autres aspects au système financier en dollars américains. Il y a la structure réglementaire avec la Réserve fédérale américaine et le Trésor. Il y a les marchés intérieurs et étrangers, les obligations, les actions et le capital-investissement. Il y a beaucoup d’aspects à prendre en compte. * La Chine sait qu’elle doit les mettre en place. Par exemple, elle a créé le CIPS, qui est un système de paiement interbancaire transfrontalier chinois calqué sur le CHIPS, et ce système est de plus en plus utilisé. C’est toujours SWIFT qui est utilisé pour la messagerie, mais de plus en plus de pays et de banques effectuent leurs opérations financières par l’intermédiaire du système chinois plutôt que le système CHIPS, qui est américain. * J’ai trouvé intéressant que tu commences ton rapport en ne parlant pas de la devise, mais plutôt de l’atténuation du risque et l’idée que, tout au long de l’histoire on a vu ces cycles, où les gens décident qu’ils doivent réduire les risques parce que le pouvoir lié à l’énergie ou aux semi-conducteurs est trop concentré. C’est une conversation parallèle à celle que l’on a présentement. * Oui. Alors qu’on passe d’un monde unipolaire à un monde bipolaire, on réalise qu’il y a beaucoup de risques et de vulnérabilités, en particulier en ce qui concerne les chaînes d’approvisionnement mondiales. Donc, du point de vue des États-Unis, du Canada, de l’Europe et d’autres pays occidentaux, on est conscients des vulnérabilités liées à l’approvisionnement en énergie de la Russie. Il y a aussi des vulnérabilités du côté des semi-conducteurs si on est très dépendants de l’Asie pour l’approvisionnement. * On a donc décidé de réduire ces risques. De façon similaire, la Chine, la Russie, l’Iran et d’autres pays ont réalisé qu’ils étaient vulnérables ou exposés à un risque lié au système financier en dollars américains et ils doivent réduire le risque, leur exposition et leur vulnérabilité en conséquence. Je pense que c’est de ça qu’il est question. * Quand on y regarde de plus près, et qu’on commence à parler de toutes les raisons qui expliquent cette situation, je pense que les gens veulent réduire le risque. Tu en as parlé plus tôt, mais tu parles d’interdépendance en tant qu’arme économique en ce moment. Et tu parles de l’administration Biden, de ce qu’elle a accompli comparativement aux administrations précédentes. Pourrais-tu nous expliquer dans quelle mesure ça a contribué, à l’utilisation du dollar américain en tant qu’arme économique. * Oui. L’interdépendance en tant qu’arme économique est un très bon terme et, de toute évidence, c’est ce que la Russie envisageait en fournissant du gaz naturel et du pétrole à l’Europe. Je pense que c’est une bonne façon de voir les choses. Il est certain qu’avec le dollar américain, ils ont décidé d’exploiter la dépendance de l’Iran, de la Russie et d’autres pays au dollar américain. Je pense que c’est une bonne façon de voir les choses. * Ça fonctionne jusqu’à ce que ça ne fonctionne plus, je suppose, est-ce une bonne façon de le voir? Ça fonctionne comme une arme jusqu’à ce que les gens trouvent des solutions de rechange. Il y a un graphique à ce sujet et j’examinais le nombre d’États qui sont activement visés par des sanctions américaines. Je crois qu’il y en a quatre, si je remonte à 2000, jusqu’à un peu moins de 25 actuellement. C’est donc de plus en plus courant. * Oui. Le nombre d’États visés par des sanctions a été multiplié par six au cours des deux dernières décennies et le nombre de sanctions a été multiplié par plus de 10. C’est donc quelque chose que le dollar américain exploite. En fait, ils forcent d’autres pays à trouver une solution de rechange au système financier en dollars américains. * L’une des complexités de cette question est l’existence des sanctions principales. Par conséquent, si les États-Unis décident de mettre en place des sanctions contre l’Iran, ça signifie qu’aucune personne ou entité américaine ne peut interagir financièrement avec des personnes ou des entités en Iran. Ce sont les sanctions principales. * En 2018, ils ont poussé ça un peu plus loin avec l’Iran et ils ont introduit des sanctions secondaires et ont déclaré qu’aucune personne ou entité aux États-Unis ne peut interagir financièrement avec toute personne ou entité qui interagit financièrement avec l’Iran. Ce que ça signifie, par exemple, c’est qu’une banque européenne, qui exerce ses activités en Iran et qui a certainement une position différente à l’égard de l’Iran que celle des États-Unis, doit choisir entre faire des affaires avec l’Iran ou avec les États-Unis. Dans la grande majorité des cas, elle va choisir les États-Unis. * Il est intéressant de noter qu’avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février dernier, la région qui souhaitait le plus se dissocier du dollar américain était l’Europe, parce qu’elle a compris qu’il y avait un risque de sanctions financières comme la politique étrangère des États-Unis leur a été imposée, et ils étaient très mécontents. * Dans le cas des sanctions contre la Russie, les États-Unis ont décidé de ne pas imposer de sanctions secondaires. Par exemple, l’Inde ne participe pas à l’application des sanctions, et les États-Unis pourraient les forcer en imposant des sanctions secondaires mais ils réalisent qu’il y aurait d’énormes répercussions en retour. En fait, il y a des pays où les deux tiers de la population mondiale vit qui ne sont pas d’accord avec les sanctions contre la Russie. Il y a donc des limites réelles à la capacité des États-Unis à imposer des sanctions primaires et secondaires. * Il ne nous reste qu’environ trois minutes, Kevin. Mais je tiens à le mentionner, car ça occupe une grande place dans ton rapport, tu as parlé de sociétés chinoises proches du complexe militaro-industriel de la façon dont elles sont touchées et des personnes chinoises qui sont aussi touchées. * Oui. Les États-Unis ont donc sanctionné beaucoup d’entités et de personnes chinoises au cours des deux dernières années pour une foule de raisons. La première raison est que les entreprises liées à l’armée chinoise qui exercent leurs activités à l’extérieur de la Chine pourraient être liées à différents types d’espionnage. Il peut s’agir d’activités qui sont considérées comme des manifestations antidémocratiques ou des droits de la personne, comme les abus dans les régions ouïghoures ou à Hong Kong. * C’est donc beaucoup d’entités et ça a certainement attiré l’attention de la Chine. Ils se rendent compte que ces sanctions sont douloureuses. Elles peuvent cibler précisément des personnes et des entités et elles peuvent être élargies. Tout porte à croire, selon les discussions qui sont tenues à la Maison-Blanche, que ces sanctions contre les entités et les personnes chinoises seront élargies au cours des prochaines années. * Il ne nous reste qu’environ une minute, Kevin. Mais encore une fois, ce que j’ai préféré dans ton rapport c’est cette citation de Niall Ferguson, qui souligne que la loi des conséquences imprévues est la seule véritable loi de l’histoire. Il est difficile de dire comment ça pourrait se résorber, s’accélérer ou évoluer mais la trajectoire de l’accélération pourrait être préoccupante. * Oui, absolument. Même si on passe à un monde bipolaire, les deux mondes sont très interreliés sur les plans du commerce, de l’économie et des finances. À mesure qu’on s’approche de cet équilibre, de cette transition, je pense qu’il faut vraiment porter attention à l’avertissement de Niall Ferguson à propos de la loi des conséquences imprévues et de la façon dont les choses vont évoluer. On a été surpris tant de fois au cours des dernières années, et on continue de l’être. * Kevin, ce fut un réel plaisir. Merci d’avoir pris le temps de nous expliquer tout ça. * Merci beaucoup, Kim. [MUSIQUE]
il y a dix ans à environ 30 % maintenant. C’est donc quelque chose qu’ils font. * La Chine a des discussions avec de nombreux pays, pas seulement avec la Russie. De toute évidence, la Russie est forcée de le faire mais il y a aussi l’Inde, l’Iran, l’Argentine, le Brésil et l’Afrique du Sud. Donc les pays du BRIC en plus de quelques autres. La Turquie fait partie de ce groupe. On voit de plus en plus de pays, pour de plus en plus de biens, qui souhaitent facturer ce qu’ils importent de Chine et régler en renminbi plutôt qu’en euros ou en dollars américains. * Les gens pourraient regarder ce 30 % et penser que ce n’est pas très élevé mais c’est la deuxième devise la plus utilisée, n’est-ce pas? * Oui, pour la facturation commerciale, elle est en deuxième après le dollar américain et avant l’euro. Il ne fait aucun doute que la pente s’accentue. * Que se passe-t-il du côté des marchés émergents? Il s’agit d’un point intéressant que tu soulignes également, J’ai aussi fait ma juste part de voyages, et il y a parfois des situations où aucune condition n’est rattachée lorsqu’il s’agit de financer ou d’aider les marchés émergents. Que se passe-t-il de ce côté? * Alors, la Chine cherche certainement des alliés et il y a beaucoup de gens qui sympathisent avec la Chine et qui se méfient du dollar américain. Qu’il s’agisse de l’Initiative ceinture et route ou des swaps de banques centrales, la Chine a maintenant mis en place environ 39 accords de swap des banques centrales et en ont utilisé environ 17. * Elle s’implique de plus en plus en tant que prêteur de dernier recours pour les pays qui éprouvent des difficultés et ce sont souvent des pays qui reçoivent beaucoup d’investissements directs étrangers de la Chine. Ils font des affaires. Ils ont reçu de l’argent de l’Initiative ceinture et route, entre autres. La liste commence à être longue et comprend différents pays d’Asie, d’Afrique et de nombreux pays d’Amérique du Sud également. Ce sont donc différents marchés émergents. * C’est le processus par lequel le renminbi commence à être utilisé davantage dans les infrastructures financières, monétaires et de façon plus vaste. Les pays veulent une solution de rechange au système en dollars américains parce que, dans une certaine mesure, ils craignent les sanctions. Mais aussi, je pense qu’ils sont préoccupés par la présence démesurée du dollar américain au sein de leurs activités économiques. * Si on ajoute à cela le fait que la Chine qui reconnait la force grandissante de sa devise, fait ce que n’importe quel pays ferait et met en place de nouveaux systèmes à cette fin. On a aussi beaucoup parlé de SWIFT. Je pense que beaucoup de gens n’étaient pas familiers avec SWIFT avant ce qui est arrivé avec la Russie et c’est devenu familier pour tout le monde très rapidement. Il y a aussi ce qu’on appelle le CHIPS. * Oui. Oui, et quand on parle du dollar américain et de la dédollarisation, ce n’est pas vraiment une question de dollar américain en lui-même. Il s’agit plutôt du système financier en dollars américains, et une partie du système financier en dollars américains est le SWIFT, qui est un système de messagerie qui indique à une banque où l’argent est censé aller. * Le CHIPS est le système de paiement interbancaire de chambre de compensation. C’est un réseau en étoile, comme celui des compagnies aériennes, qui envoie des fonds d’un correspondant bancaire, habituellement une banque américaine, à une autre banque aux États-Unis ou ailleurs dans le monde. Il y a beaucoup d’autres aspects au système financier en dollars américains. Il y a la structure réglementaire avec la Réserve fédérale américaine et le Trésor. Il y a les marchés intérieurs et étrangers, les obligations, les actions et le capital-investissement. Il y a beaucoup d’aspects à prendre en compte. * La Chine sait qu’elle doit les mettre en place. Par exemple, elle a créé le CIPS, qui est un système de paiement interbancaire transfrontalier chinois calqué sur le CHIPS, et ce système est de plus en plus utilisé. C’est toujours SWIFT qui est utilisé pour la messagerie, mais de plus en plus de pays et de banques effectuent leurs opérations financières par l’intermédiaire du système chinois plutôt que le système CHIPS, qui est américain. * J’ai trouvé intéressant que tu commences ton rapport en ne parlant pas de la devise, mais plutôt de l’atténuation du risque et l’idée que, tout au long de l’histoire on a vu ces cycles, où les gens décident qu’ils doivent réduire les risques parce que le pouvoir lié à l’énergie ou aux semi-conducteurs est trop concentré. C’est une conversation parallèle à celle que l’on a présentement. * Oui. Alors qu’on passe d’un monde unipolaire à un monde bipolaire, on réalise qu’il y a beaucoup de risques et de vulnérabilités, en particulier en ce qui concerne les chaînes d’approvisionnement mondiales. Donc, du point de vue des États-Unis, du Canada, de l’Europe et d’autres pays occidentaux, on est conscients des vulnérabilités liées à l’approvisionnement en énergie de la Russie. Il y a aussi des vulnérabilités du côté des semi-conducteurs si on est très dépendants de l’Asie pour l’approvisionnement. * On a donc décidé de réduire ces risques. De façon similaire, la Chine, la Russie, l’Iran et d’autres pays ont réalisé qu’ils étaient vulnérables ou exposés à un risque lié au système financier en dollars américains et ils doivent réduire le risque, leur exposition et leur vulnérabilité en conséquence. Je pense que c’est de ça qu’il est question. * Quand on y regarde de plus près, et qu’on commence à parler de toutes les raisons qui expliquent cette situation, je pense que les gens veulent réduire le risque. Tu en as parlé plus tôt, mais tu parles d’interdépendance en tant qu’arme économique en ce moment. Et tu parles de l’administration Biden, de ce qu’elle a accompli comparativement aux administrations précédentes. Pourrais-tu nous expliquer dans quelle mesure ça a contribué, à l’utilisation du dollar américain en tant qu’arme économique. * Oui. L’interdépendance en tant qu’arme économique est un très bon terme et, de toute évidence, c’est ce que la Russie envisageait en fournissant du gaz naturel et du pétrole à l’Europe. Je pense que c’est une bonne façon de voir les choses. Il est certain qu’avec le dollar américain, ils ont décidé d’exploiter la dépendance de l’Iran, de la Russie et d’autres pays au dollar américain. Je pense que c’est une bonne façon de voir les choses. * Ça fonctionne jusqu’à ce que ça ne fonctionne plus, je suppose, est-ce une bonne façon de le voir? Ça fonctionne comme une arme jusqu’à ce que les gens trouvent des solutions de rechange. Il y a un graphique à ce sujet et j’examinais le nombre d’États qui sont activement visés par des sanctions américaines. Je crois qu’il y en a quatre, si je remonte à 2000, jusqu’à un peu moins de 25 actuellement. C’est donc de plus en plus courant. * Oui. Le nombre d’États visés par des sanctions a été multiplié par six au cours des deux dernières décennies et le nombre de sanctions a été multiplié par plus de 10. C’est donc quelque chose que le dollar américain exploite. En fait, ils forcent d’autres pays à trouver une solution de rechange au système financier en dollars américains. * L’une des complexités de cette question est l’existence des sanctions principales. Par conséquent, si les États-Unis décident de mettre en place des sanctions contre l’Iran, ça signifie qu’aucune personne ou entité américaine ne peut interagir financièrement avec des personnes ou des entités en Iran. Ce sont les sanctions principales. * En 2018, ils ont poussé ça un peu plus loin avec l’Iran et ils ont introduit des sanctions secondaires et ont déclaré qu’aucune personne ou entité aux États-Unis ne peut interagir financièrement avec toute personne ou entité qui interagit financièrement avec l’Iran. Ce que ça signifie, par exemple, c’est qu’une banque européenne, qui exerce ses activités en Iran et qui a certainement une position différente à l’égard de l’Iran que celle des États-Unis, doit choisir entre faire des affaires avec l’Iran ou avec les États-Unis. Dans la grande majorité des cas, elle va choisir les États-Unis. * Il est intéressant de noter qu’avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février dernier, la région qui souhaitait le plus se dissocier du dollar américain était l’Europe, parce qu’elle a compris qu’il y avait un risque de sanctions financières comme la politique étrangère des États-Unis leur a été imposée, et ils étaient très mécontents. * Dans le cas des sanctions contre la Russie, les États-Unis ont décidé de ne pas imposer de sanctions secondaires. Par exemple, l’Inde ne participe pas à l’application des sanctions, et les États-Unis pourraient les forcer en imposant des sanctions secondaires mais ils réalisent qu’il y aurait d’énormes répercussions en retour. En fait, il y a des pays où les deux tiers de la population mondiale vit qui ne sont pas d’accord avec les sanctions contre la Russie. Il y a donc des limites réelles à la capacité des États-Unis à imposer des sanctions primaires et secondaires. * Il ne nous reste qu’environ trois minutes, Kevin. Mais je tiens à le mentionner, car ça occupe une grande place dans ton rapport, tu as parlé de sociétés chinoises proches du complexe militaro-industriel de la façon dont elles sont touchées et des personnes chinoises qui sont aussi touchées. * Oui. Les États-Unis ont donc sanctionné beaucoup d’entités et de personnes chinoises au cours des deux dernières années pour une foule de raisons. La première raison est que les entreprises liées à l’armée chinoise qui exercent leurs activités à l’extérieur de la Chine pourraient être liées à différents types d’espionnage. Il peut s’agir d’activités qui sont considérées comme des manifestations antidémocratiques ou des droits de la personne, comme les abus dans les régions ouïghoures ou à Hong Kong. * C’est donc beaucoup d’entités et ça a certainement attiré l’attention de la Chine. Ils se rendent compte que ces sanctions sont douloureuses. Elles peuvent cibler précisément des personnes et des entités et elles peuvent être élargies. Tout porte à croire, selon les discussions qui sont tenues à la Maison-Blanche, que ces sanctions contre les entités et les personnes chinoises seront élargies au cours des prochaines années. * Il ne nous reste qu’environ une minute, Kevin. Mais encore une fois, ce que j’ai préféré dans ton rapport c’est cette citation de Niall Ferguson, qui souligne que la loi des conséquences imprévues est la seule véritable loi de l’histoire. Il est difficile de dire comment ça pourrait se résorber, s’accélérer ou évoluer mais la trajectoire de l’accélération pourrait être préoccupante. * Oui, absolument. Même si on passe à un monde bipolaire, les deux mondes sont très interreliés sur les plans du commerce, de l’économie et des finances. À mesure qu’on s’approche de cet équilibre, de cette transition, je pense qu’il faut vraiment porter attention à l’avertissement de Niall Ferguson à propos de la loi des conséquences imprévues et de la façon dont les choses vont évoluer. On a été surpris tant de fois au cours des dernières années, et on continue de l’être. * Kevin, ce fut un réel plaisir. Merci d’avoir pris le temps de nous expliquer tout ça. * Merci beaucoup, Kim. [MUSIQUE]