La situation en Chine, notamment son intention de s’approvisionner à tout prix en carburant pour l’hiver, a accru la volatilité sur les marchés financiers. Kim Parlee et Marko Papic, associé et stratège en chef du Clocktower Group et auteur de Geopolitical Alpha, discutent des facteurs favorables et défavorables pour la Chine.
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- Ces dernières semaines, les nouvelles en provenance de Chine ont provoqué beaucoup de volatilité sur les marchés financiers. On s’inquiète d’un possible défaut de paiement d’un grand promoteur immobilier et du durcissement réglementaire envers les sociétés technologiques. Pour nous aider à faire la part des choses, j’accueille Marko Papic. Il est partenaire et stratège en chef à Clocktower Group. Il se joint à moi depuis Los Angeles. Il est aussi l’auteur de Geopolitical Alpha.
Marko, c’est toujours un plaisir de vous recevoir. J’aimerais entrer tout de suite dans le vif du sujet, en commençant par Evergrande. Certains observateurs en dehors de la Chine font le parallèle avec Lehman et évoquent un scénario à la Lehman Brothers. Vous avez étudié le sujet et d’après vous, les nouvelles que nous recevons de Chine ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui circulent en Chine. Qu’est-ce qui est en train de se passer?
- L’analogie avec Lehman Brothers est sans doute excessive. Il n’y a pas véritablement de liens entre Evergrande et le système financier chinois. Le lien réel se situe au niveau des fournisseurs et des entrepreneurs d’Evergrande. Evergrande doit environ 40 milliards de dollars à ses fournisseurs pour la fin de l’année. Ce n’est pas un coup dur pour le système financier, mais pour l’économie réelle du pays.
Les décideurs chinois en ont parfaitement conscience. Ils ont déjà géré des situations semblables, comme la restructuration du conglomérat HNA, où les détenteurs d’actions et les actionnaires privés ont payé le prix de la restructuration. Mais le groupe HNA avait ensuite été scindé, et d’autres entités avaient racheté des unités pour maintenir ces liens avec les fournisseurs et les entrepreneurs.
- Mmm. Est-ce que vous pensez que ce scénario se reproduira pour Evergrande? Pensez-vous que la situation sera prise en main de manière contrôlée, si je peux dire?
- Je pense que oui. Là n’est pas le problème, à mon avis. Ça ne veut pas dire que tout risque est écarté pour l’économie chinoise ou plus largement, pour l’économie mondiale. Le vrai risque, c’est que l’immobilier commence à se déprécier si les investisseurs individuels – c’est-à-dire les épargnants chinois, les parents qui ont acheté un deuxième ou troisième condo pour payer leurs soins de santé ou les études des enfants – le vrai risque serait qu’ils commencent à vendre leurs propriétés et que ça entraîne une sorte d’effondrement.
Pour éliminer ce risque, la Chine doit voir au-delà d’Evergrande. Le pays doit intervenir, assouplir certaines règles relatives aux prêts hypothécaires, certaines réglementations macroprudentielles dont la Chine est très fière mais qui, en un sens, ont précipité cette crise. Il faudrait aussi réduire les taux d’intérêt et adopter une politique de relance budgétaire beaucoup plus agressive au cours des trois à six prochains mois. Et on attend toujours toutes ces mesures politiques. Le risque est donc toujours présent. Je pense simplement que l’analogie avec Lehman est erronée.
- Expliquez-moi un peu mieux. Où est-ce que ça pourrait nous mener, de votre point de vue? Si la Chine assouplit ses politiques et la réglementation des prêts hypothécaires, si elle desserre les robinets monétaires et prend des mesures de relance, est-ce que ça peut non seulement améliorer la situation, mais en plus créer une sorte de tremplin? Ou est-ce une vision trop optimiste?
- Je pense que les décideurs chinois sont pris entre l’arbre et l’écorce. Je sais que c’est un cliché, mais l’image me semble appropriée. La Chine ne veut pas que l’immobilier augmente trop, parce qu’elle estime que ça bride la croissance démographique. Les jeunes couples ne font qu’un seul enfant parce que c’est trop difficile et dispendieux d’en avoir plusieurs dans certaines grandes villes côtières. Le pays veut donc officieusement limiter la hausse des prix de l’immobilier à environ 1 % par an.
Dans le même temps, il y a maintenant un risque que les biens immobiliers commencent à se déprécier. C’est un risque pour toute la classe moyenne chinoise, qui a investi l’équivalent de 20 ans de croissance chinoise dans l’immobilier. Pourquoi? Parce que pendant la plupart des 20 dernières années, les marchés des capitaux chinois, comme ceux des actions et des obligations, n’étaient pas assez complexes pour structurer toute l’épargne et la croissance en produits d’épargne pour la classe moyenne. C’est pour ça qu’on est dans cette situation très dangereuse. Je ne vois pas comment la Chine peut s’en sortir autrement qu’en continuant sur la même voie, en maintenant l’effet de levier. Elle n’a pas d’autre choix.
Est-ce que ça stimulera fortement la croissance mondiale? Pas nécessairement. Je ne vois pas la Chine reprendre le même chemin qu’en 2009 ou 2010, ou même 2018, où on avait vu un grand plan de relance. Je crois que les mesures de relance seront assez modestes, mais suffisantes pour maintenir la croissance mondiale et éviter un effondrement complet. Non pas parce que la Chine se soucie de vous et moi, du dollar canadien et des marchés canadiens. La Chine se soucie de sa sécurité politique intérieure. Et si l’immobilier baisse en Chine, on ne verra pas de scènes de liesse dans les rues.
- Dans le même ordre d’idées, quand on parle de la sécurité intérieure et de la nécessité de satisfaire les gens et de protéger leur épargne, la Chine a aussi décidé de prendre des mesures de durcissement à l’égard du secteur des technologies, entre autres. Elle a suspendu l’introduction en bourse de Ant et d’autres sociétés. Ce durcissement réglementaire va-t-il s’intensifier? Quel est le lien avec ce dont vous parlez?
- Je crois que la Chine est en train d’accepter une réalité plutôt pessimiste, à savoir que les décideurs politiques se détournent de l’enthousiasme avec lequel ils ont tenté d’échapper au piège du revenu intermédiaire. Permettez-moi de donner un peu de contexte. Le piège du revenu intermédiaire, c’est un piège redouté dans lequel de nombreux marchés émergents tombent et ne ressortent jamais. Prenez le Brésil ou l’Amérique latine. Leur PIB se situe entre 30 % et 50 % du PIB par habitant aux États-Unis. Après une augmentation considérable de la richesse, le pays atteint un plateau et stagne, en termes de richesse, au niveau de la Corée du Sud ou de Taïwan.
Et la Chine a vraiment fait des efforts pour réformer l’offre, avec des réformes qu’on pourrait qualifier de capitalistes ou de laisser-faire, pour stimuler la productivité et échapper au piège du revenu intermédiaire. Si les décideurs politiques luttent contre les inégalités de revenus, c’est signe qu’ils admettent que pour la prochaine décennie au moins, en grande partie à cause de l’effet de levier des ménages et des sociétés, il va falloir vivre avec ce piège du revenu intermédiaire. Ils se concentrent donc sur ce qu’ils appellent la prospérité commune, sur la lutte contre les inégalités de revenus. L’une des façons de mener cette lutte, même si ce n’est pas la seule, c’est de s’écarter du développement économique induit par la technologie.
Autrement dit, de réduire au minimum le rôle du secteur technologique qui, selon eux, creuse les inégalités en créant des sociétés en situation de monopole, beaucoup d’emplois temporaires et des richesses qui s’accumulent dans les poches des actionnaires. Ils s’orientent davantage vers un modèle de développement économique à l’allemande, qui cherche à maintenir la part importante du secteur manufacturier dans l’économie.
Et c’est ce qui est en train de se produire. Je crois que le secteur des technologies n’a pas vu le bout des embûches réglementaires, mais la nouvelle orientation sera favorable à l’énergie, aux matériaux et aux produits industriels chinois, en particulier au secteur de la technologie propre. Et aussi aux semi-conducteurs. La Chine tourne donc son attention vers les technologies matérielles plutôt qu’immatérielles comme la technologie, les médias et les télécommunications.
- Vous venez de parler des mesures réglementaires qui seront mises en place en Chine, des mesures défavorables pour les technologies immatérielles et favorables pour les technologies matérielles. Qu’est-ce que ça veut dire pour les marchés? J’aimerais qu’on parle un peu des titres sensibles à la reflation. Et quand vous évoquez les facteurs favorables à la technologie matérielle, je pense immédiatement au mouvement de reflation qui s’y rattache.
- Excellente observation, Kim. Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais vous avez raison. Il y a une concurrence entre la matière et les bits. Les bits ou les octets, les technologies immatérielles ont remporté la partie ces dix dernières années. Si vous avez tout abandonné pour investir uniquement dans des sociétés technologiques, vous avez fait un pari gagnant. Mais ce cycle sera vraiment axé sur la matière.
La Chine lui donne explicitement la priorité pour des motifs nationaux de réglementation et de lutte contre les inégalités de revenu. La concurrence avec les États-Unis joue aussi un rôle, selon moi. Mais de façon générale, je crois que la reflation à l’échelle macroéconomique, à l’échelle mondiale, devrait bénéficier aux valeurs industrielles, de l’énergie et des matériaux.
Mais partout dans le monde, ce mouvement de reflation est en pause depuis mars pour différentes raisons, qu’il s’agisse du variant Delta, des facteurs idiosyncrasiques qui ont entraîné la baisse du taux obligataire à 10 ans, de la baisse inattendue de la croissance mondiale, et des inquiétudes entourant la Chine. Il y a eu différentes raisons. Et la politique budgétaire des États-Unis, qui a déçu les investisseurs.
Bref, ces six derniers mois, le mouvement de reflation est en pause pour une foule de raisons. Et bien sûr, dans un contexte déflationniste où la croissance est faible, on privilégie les valeurs qui ont bien performé au cours du dernier cycle, c’est-à-dire les banques. Ces derniers jours, on a vu des fluctuations très intéressantes sur les marchés, avec les ventes massives d’obligations à 10 ans. Et les actions du secteur des technologies en ont souffert, en particulier aux États-Unis, ce qui redonne l’espoir que le dernier trimestre 2021 ressemblera davantage au premier, avec une surperformance des titres sensibles à la reflation comme les titres cycliques, de valeur, de l’énergie, des services financiers, des matériaux, des produits industriels.
- Intéressant. Dans votre rapport de septembre, vous soulignez trois choses... Je crois que ça rejoint ce dont vous venez de parler : la Chine doit relâcher le frein, les États-Unis doivent résoudre leurs problèmes budgétaires, il faut injecter de l’argent et le variant Delta doit disparaître. Est-ce qu’il vous semble que ces trois facteurs évoluent dans la bonne direction, du point de vue de la reflation?
- C’est intéressant, car j’ai parlé de ce sujet il y a deux semaines – non, quatre semaines dans l’article que vous avez mentionné. Les échanges fondés sur la reflation semblent avoir repris sans que ces trois facteurs soient vraiment réunis. Le recul du variant Delta a peut-être fait office de catalyseur. Ou les investisseurs sont peut-être trop optimistes à l’égard de la Chine, même si je ne pense pas que le marché se trompe. Je crois que les décideurs chinois vont réagir. Et peut-être que la politique budgétaire américaine n’est pas si pertinente.
Toujours est-il que le marché obligataire semble réagir comme si on était reparti sur la voie de la reflation pour le reste du trimestre. Je ne vais pas contredire le marché obligataire. Je crois que c’est de la folie. Certaines choses sont déjà en place pour une surperformance des titres cycliques et de valeur par rapport aux titres de croissance.
- Pour ceux qui investissent dans les actions, que faire de toutes ces informations? Comme il nous reste quelques minutes, j’aimerais que vous nous fassiez part de vos réflexions sur les facteurs ESG. Je crois qu’on observe un mouvement de reflation intéressant dans le secteur de l’énergie. Vous avez dit que certaines valeurs étaient en train de décoller. Peut-être à cause des problèmes d’approvisionnement, du manque de dépenses en immobilisations dans la production d’énergies traditionnelles. Les marchés évoluent beaucoup en ce moment. Alors, pour ceux qui nous regardent et qui se demandent quoi faire, qu’est-ce que vous en pensez?
- Au cours des prochaines semaines, il y aura des raisons d’être prudent. Dans l’ensemble, l’indice S&P 500 pourrait subir une correction de 10 % à 15 %. Pourquoi? Parce que l’enthousiasme et l’optimisme à l’égard de la croissance n’augurent rien de bon si vous êtes sur le marché boursier américain. Pourquoi? Parce que le marché boursier américain est adapté à un contexte macroéconomique de stagnation séculaire déflationniste. Les actions américaines surperforment quand la croissance est un peu molle, quand il n’y a pas d’inflation, et que l’humeur est morose. C’est là que les actions du secteur des technologies se portent vraiment bien.
Mais quand les obligations à 10 ans décrochent, le taux augmente, et ça dénote un enthousiasme à l’égard de la croissance mondiale, et la possibilité d’une hausse surprise de l’inflation. Et là, il ne vaut mieux pas détenir d’actions du secteur technologique américain. Il vaut mieux investir dans l’énergie, les services financiers, les marchés émergents.
C’est très important de souligner la question de l’énergie. Pourquoi est-ce que le prix du pétrole augmente? Et le prix du gaz naturel? Il y a plusieurs raisons, l’une étant tout simplement l’insuffisance des dépenses en immobilisations dans la production de combustibles fossiles. En ce moment, si vous êtes un investisseur, une banque ou une société d’énergie, les décideurs vous demandent de délaisser les combustibles fossiles au profit des technologies propres.
À long terme, je crois que l’énergie verte et les technologies propres seront l’une des thèses d’investissement les plus intéressantes. Le problème, c’est qu’à court terme, ça garantit presque une hausse des prix du pétrole et du gaz naturel, car on n’investit pas assez dans l’extraction des combustibles fossiles pour satisfaire une demande encore très forte. Il faut donc que les prix grimpent encore plus haut pour justifier des dépenses en immobilisations.
Il va falloir suivre de près la réunion de l’OPEP+ en octobre. La situation pourrait changer de manière très spectaculaire si l’OPEP+ décidait d’accroître la production. Mais ça ne ferait qu’empirer la situation à long terme, parce que ça dissuaderait encore davantage les producteurs de gaz schiste américain de revenir sur le marché. C’est une situation très complexe, et je ne vois pas comment le pétrole pourrait ne pas augmenter ces six prochains mois, ce qui est bon pour le Canada.
- Oui. Merci de cette discussion passionnante, Marko, et de toute la nuance que vous y apportez. C’est toujours un plaisir. Merci beaucoup de vous être joints à nous.
- Merci, Kim. C’était un plaisir.
[MUSIQUE]
Marko, c’est toujours un plaisir de vous recevoir. J’aimerais entrer tout de suite dans le vif du sujet, en commençant par Evergrande. Certains observateurs en dehors de la Chine font le parallèle avec Lehman et évoquent un scénario à la Lehman Brothers. Vous avez étudié le sujet et d’après vous, les nouvelles que nous recevons de Chine ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui circulent en Chine. Qu’est-ce qui est en train de se passer?
- L’analogie avec Lehman Brothers est sans doute excessive. Il n’y a pas véritablement de liens entre Evergrande et le système financier chinois. Le lien réel se situe au niveau des fournisseurs et des entrepreneurs d’Evergrande. Evergrande doit environ 40 milliards de dollars à ses fournisseurs pour la fin de l’année. Ce n’est pas un coup dur pour le système financier, mais pour l’économie réelle du pays.
Les décideurs chinois en ont parfaitement conscience. Ils ont déjà géré des situations semblables, comme la restructuration du conglomérat HNA, où les détenteurs d’actions et les actionnaires privés ont payé le prix de la restructuration. Mais le groupe HNA avait ensuite été scindé, et d’autres entités avaient racheté des unités pour maintenir ces liens avec les fournisseurs et les entrepreneurs.
- Mmm. Est-ce que vous pensez que ce scénario se reproduira pour Evergrande? Pensez-vous que la situation sera prise en main de manière contrôlée, si je peux dire?
- Je pense que oui. Là n’est pas le problème, à mon avis. Ça ne veut pas dire que tout risque est écarté pour l’économie chinoise ou plus largement, pour l’économie mondiale. Le vrai risque, c’est que l’immobilier commence à se déprécier si les investisseurs individuels – c’est-à-dire les épargnants chinois, les parents qui ont acheté un deuxième ou troisième condo pour payer leurs soins de santé ou les études des enfants – le vrai risque serait qu’ils commencent à vendre leurs propriétés et que ça entraîne une sorte d’effondrement.
Pour éliminer ce risque, la Chine doit voir au-delà d’Evergrande. Le pays doit intervenir, assouplir certaines règles relatives aux prêts hypothécaires, certaines réglementations macroprudentielles dont la Chine est très fière mais qui, en un sens, ont précipité cette crise. Il faudrait aussi réduire les taux d’intérêt et adopter une politique de relance budgétaire beaucoup plus agressive au cours des trois à six prochains mois. Et on attend toujours toutes ces mesures politiques. Le risque est donc toujours présent. Je pense simplement que l’analogie avec Lehman est erronée.
- Expliquez-moi un peu mieux. Où est-ce que ça pourrait nous mener, de votre point de vue? Si la Chine assouplit ses politiques et la réglementation des prêts hypothécaires, si elle desserre les robinets monétaires et prend des mesures de relance, est-ce que ça peut non seulement améliorer la situation, mais en plus créer une sorte de tremplin? Ou est-ce une vision trop optimiste?
- Je pense que les décideurs chinois sont pris entre l’arbre et l’écorce. Je sais que c’est un cliché, mais l’image me semble appropriée. La Chine ne veut pas que l’immobilier augmente trop, parce qu’elle estime que ça bride la croissance démographique. Les jeunes couples ne font qu’un seul enfant parce que c’est trop difficile et dispendieux d’en avoir plusieurs dans certaines grandes villes côtières. Le pays veut donc officieusement limiter la hausse des prix de l’immobilier à environ 1 % par an.
Dans le même temps, il y a maintenant un risque que les biens immobiliers commencent à se déprécier. C’est un risque pour toute la classe moyenne chinoise, qui a investi l’équivalent de 20 ans de croissance chinoise dans l’immobilier. Pourquoi? Parce que pendant la plupart des 20 dernières années, les marchés des capitaux chinois, comme ceux des actions et des obligations, n’étaient pas assez complexes pour structurer toute l’épargne et la croissance en produits d’épargne pour la classe moyenne. C’est pour ça qu’on est dans cette situation très dangereuse. Je ne vois pas comment la Chine peut s’en sortir autrement qu’en continuant sur la même voie, en maintenant l’effet de levier. Elle n’a pas d’autre choix.
Est-ce que ça stimulera fortement la croissance mondiale? Pas nécessairement. Je ne vois pas la Chine reprendre le même chemin qu’en 2009 ou 2010, ou même 2018, où on avait vu un grand plan de relance. Je crois que les mesures de relance seront assez modestes, mais suffisantes pour maintenir la croissance mondiale et éviter un effondrement complet. Non pas parce que la Chine se soucie de vous et moi, du dollar canadien et des marchés canadiens. La Chine se soucie de sa sécurité politique intérieure. Et si l’immobilier baisse en Chine, on ne verra pas de scènes de liesse dans les rues.
- Dans le même ordre d’idées, quand on parle de la sécurité intérieure et de la nécessité de satisfaire les gens et de protéger leur épargne, la Chine a aussi décidé de prendre des mesures de durcissement à l’égard du secteur des technologies, entre autres. Elle a suspendu l’introduction en bourse de Ant et d’autres sociétés. Ce durcissement réglementaire va-t-il s’intensifier? Quel est le lien avec ce dont vous parlez?
- Je crois que la Chine est en train d’accepter une réalité plutôt pessimiste, à savoir que les décideurs politiques se détournent de l’enthousiasme avec lequel ils ont tenté d’échapper au piège du revenu intermédiaire. Permettez-moi de donner un peu de contexte. Le piège du revenu intermédiaire, c’est un piège redouté dans lequel de nombreux marchés émergents tombent et ne ressortent jamais. Prenez le Brésil ou l’Amérique latine. Leur PIB se situe entre 30 % et 50 % du PIB par habitant aux États-Unis. Après une augmentation considérable de la richesse, le pays atteint un plateau et stagne, en termes de richesse, au niveau de la Corée du Sud ou de Taïwan.
Et la Chine a vraiment fait des efforts pour réformer l’offre, avec des réformes qu’on pourrait qualifier de capitalistes ou de laisser-faire, pour stimuler la productivité et échapper au piège du revenu intermédiaire. Si les décideurs politiques luttent contre les inégalités de revenus, c’est signe qu’ils admettent que pour la prochaine décennie au moins, en grande partie à cause de l’effet de levier des ménages et des sociétés, il va falloir vivre avec ce piège du revenu intermédiaire. Ils se concentrent donc sur ce qu’ils appellent la prospérité commune, sur la lutte contre les inégalités de revenus. L’une des façons de mener cette lutte, même si ce n’est pas la seule, c’est de s’écarter du développement économique induit par la technologie.
Autrement dit, de réduire au minimum le rôle du secteur technologique qui, selon eux, creuse les inégalités en créant des sociétés en situation de monopole, beaucoup d’emplois temporaires et des richesses qui s’accumulent dans les poches des actionnaires. Ils s’orientent davantage vers un modèle de développement économique à l’allemande, qui cherche à maintenir la part importante du secteur manufacturier dans l’économie.
Et c’est ce qui est en train de se produire. Je crois que le secteur des technologies n’a pas vu le bout des embûches réglementaires, mais la nouvelle orientation sera favorable à l’énergie, aux matériaux et aux produits industriels chinois, en particulier au secteur de la technologie propre. Et aussi aux semi-conducteurs. La Chine tourne donc son attention vers les technologies matérielles plutôt qu’immatérielles comme la technologie, les médias et les télécommunications.
- Vous venez de parler des mesures réglementaires qui seront mises en place en Chine, des mesures défavorables pour les technologies immatérielles et favorables pour les technologies matérielles. Qu’est-ce que ça veut dire pour les marchés? J’aimerais qu’on parle un peu des titres sensibles à la reflation. Et quand vous évoquez les facteurs favorables à la technologie matérielle, je pense immédiatement au mouvement de reflation qui s’y rattache.
- Excellente observation, Kim. Ce n’est pas ce que je voulais dire, mais vous avez raison. Il y a une concurrence entre la matière et les bits. Les bits ou les octets, les technologies immatérielles ont remporté la partie ces dix dernières années. Si vous avez tout abandonné pour investir uniquement dans des sociétés technologiques, vous avez fait un pari gagnant. Mais ce cycle sera vraiment axé sur la matière.
La Chine lui donne explicitement la priorité pour des motifs nationaux de réglementation et de lutte contre les inégalités de revenu. La concurrence avec les États-Unis joue aussi un rôle, selon moi. Mais de façon générale, je crois que la reflation à l’échelle macroéconomique, à l’échelle mondiale, devrait bénéficier aux valeurs industrielles, de l’énergie et des matériaux.
Mais partout dans le monde, ce mouvement de reflation est en pause depuis mars pour différentes raisons, qu’il s’agisse du variant Delta, des facteurs idiosyncrasiques qui ont entraîné la baisse du taux obligataire à 10 ans, de la baisse inattendue de la croissance mondiale, et des inquiétudes entourant la Chine. Il y a eu différentes raisons. Et la politique budgétaire des États-Unis, qui a déçu les investisseurs.
Bref, ces six derniers mois, le mouvement de reflation est en pause pour une foule de raisons. Et bien sûr, dans un contexte déflationniste où la croissance est faible, on privilégie les valeurs qui ont bien performé au cours du dernier cycle, c’est-à-dire les banques. Ces derniers jours, on a vu des fluctuations très intéressantes sur les marchés, avec les ventes massives d’obligations à 10 ans. Et les actions du secteur des technologies en ont souffert, en particulier aux États-Unis, ce qui redonne l’espoir que le dernier trimestre 2021 ressemblera davantage au premier, avec une surperformance des titres sensibles à la reflation comme les titres cycliques, de valeur, de l’énergie, des services financiers, des matériaux, des produits industriels.
- Intéressant. Dans votre rapport de septembre, vous soulignez trois choses... Je crois que ça rejoint ce dont vous venez de parler : la Chine doit relâcher le frein, les États-Unis doivent résoudre leurs problèmes budgétaires, il faut injecter de l’argent et le variant Delta doit disparaître. Est-ce qu’il vous semble que ces trois facteurs évoluent dans la bonne direction, du point de vue de la reflation?
- C’est intéressant, car j’ai parlé de ce sujet il y a deux semaines – non, quatre semaines dans l’article que vous avez mentionné. Les échanges fondés sur la reflation semblent avoir repris sans que ces trois facteurs soient vraiment réunis. Le recul du variant Delta a peut-être fait office de catalyseur. Ou les investisseurs sont peut-être trop optimistes à l’égard de la Chine, même si je ne pense pas que le marché se trompe. Je crois que les décideurs chinois vont réagir. Et peut-être que la politique budgétaire américaine n’est pas si pertinente.
Toujours est-il que le marché obligataire semble réagir comme si on était reparti sur la voie de la reflation pour le reste du trimestre. Je ne vais pas contredire le marché obligataire. Je crois que c’est de la folie. Certaines choses sont déjà en place pour une surperformance des titres cycliques et de valeur par rapport aux titres de croissance.
- Pour ceux qui investissent dans les actions, que faire de toutes ces informations? Comme il nous reste quelques minutes, j’aimerais que vous nous fassiez part de vos réflexions sur les facteurs ESG. Je crois qu’on observe un mouvement de reflation intéressant dans le secteur de l’énergie. Vous avez dit que certaines valeurs étaient en train de décoller. Peut-être à cause des problèmes d’approvisionnement, du manque de dépenses en immobilisations dans la production d’énergies traditionnelles. Les marchés évoluent beaucoup en ce moment. Alors, pour ceux qui nous regardent et qui se demandent quoi faire, qu’est-ce que vous en pensez?
- Au cours des prochaines semaines, il y aura des raisons d’être prudent. Dans l’ensemble, l’indice S&P 500 pourrait subir une correction de 10 % à 15 %. Pourquoi? Parce que l’enthousiasme et l’optimisme à l’égard de la croissance n’augurent rien de bon si vous êtes sur le marché boursier américain. Pourquoi? Parce que le marché boursier américain est adapté à un contexte macroéconomique de stagnation séculaire déflationniste. Les actions américaines surperforment quand la croissance est un peu molle, quand il n’y a pas d’inflation, et que l’humeur est morose. C’est là que les actions du secteur des technologies se portent vraiment bien.
Mais quand les obligations à 10 ans décrochent, le taux augmente, et ça dénote un enthousiasme à l’égard de la croissance mondiale, et la possibilité d’une hausse surprise de l’inflation. Et là, il ne vaut mieux pas détenir d’actions du secteur technologique américain. Il vaut mieux investir dans l’énergie, les services financiers, les marchés émergents.
C’est très important de souligner la question de l’énergie. Pourquoi est-ce que le prix du pétrole augmente? Et le prix du gaz naturel? Il y a plusieurs raisons, l’une étant tout simplement l’insuffisance des dépenses en immobilisations dans la production de combustibles fossiles. En ce moment, si vous êtes un investisseur, une banque ou une société d’énergie, les décideurs vous demandent de délaisser les combustibles fossiles au profit des technologies propres.
À long terme, je crois que l’énergie verte et les technologies propres seront l’une des thèses d’investissement les plus intéressantes. Le problème, c’est qu’à court terme, ça garantit presque une hausse des prix du pétrole et du gaz naturel, car on n’investit pas assez dans l’extraction des combustibles fossiles pour satisfaire une demande encore très forte. Il faut donc que les prix grimpent encore plus haut pour justifier des dépenses en immobilisations.
Il va falloir suivre de près la réunion de l’OPEP+ en octobre. La situation pourrait changer de manière très spectaculaire si l’OPEP+ décidait d’accroître la production. Mais ça ne ferait qu’empirer la situation à long terme, parce que ça dissuaderait encore davantage les producteurs de gaz schiste américain de revenir sur le marché. C’est une situation très complexe, et je ne vois pas comment le pétrole pourrait ne pas augmenter ces six prochains mois, ce qui est bon pour le Canada.
- Oui. Merci de cette discussion passionnante, Marko, et de toute la nuance que vous y apportez. C’est toujours un plaisir. Merci beaucoup de vous être joints à nous.
- Merci, Kim. C’était un plaisir.
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