D’après les données économiques récentes, l’inflation persistante commencerait à donner des signes de faiblesse. Beata Caranci, économiste en chef à la TD, explique à Kim Parlee pourquoi nous ne sommes peut-être pas encore au bout de notre lutte contre l’inflation.
Publié initialement le 4 décembre 2023
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[MUSIQUE]
À en croire les dernières données économiques, on commence peut-être à voir le bout de cette inflation persistante. Et le ralentissement de l’emploi, de la croissance et de la demande des consommateurs alimente les spéculations sur une possible baisse des taux de la Fed l’an prochain. Pour nous aider à envisager les prochains mois et au-delà, voici Beata Caranci, économiste en chef à la TD – et l’une de mes invitées préférées, soit dit en passant. J’apprécie toujours beaucoup nos conversations. A-t-on enfin réussi à dompter l’inflation?
Le terme « dompter » est bien choisi, car il m’évoque un film, qui s’appelait « L’étalon noir ». Je revois tout à coup un souvenir d’enfance. Le film raconte l’histoire d’un cheval sauvage et d’un garçon échoué sur une île, et pour apprivoiser le cheval ou se lier d’amitié avec lui, il lui donne des algues. Oui.
Au fil du temps, le stratagème fonctionne et il parvient à dompter le cheval. J’ai l’impression qu’en ce moment, on donne encore des algues à l’inflation.
Ils aiment les algues, à la Banque du Canada? Je ne sais pas. [RIRES]
Non. À mon avis, il faut comprendre qu’il y a du progrès. Une confiance mutuelle s’installe, et les mesures montrent un ralentissement, mais l’inflation n’a pas encore été domptée, parce que l’inflation de base s’élève à environ 3,5 % du côté canadien. Aux États-Unis, l’IPC de base est d’environ 4 %. Aucune des deux banques n’a gagné la bataille, mais ces indicateurs sont tout de même en baisse de plusieurs points de pourcentage par rapport à leur sommet. Mais l’inflation n’est toujours pas à 2 %. Oui.
Elle ne tombe même pas sous la barre des 3 %. Selon nous, ce cap sera franchi au deuxième semestre de l’an prochain. Il reste du chemin à parcourir pour maîtriser l’inflation, mais on évolue dans la bonne direction.
J’ai entendu dire que les coûts d’habitation, dont on tient compte dans l’inflation de base, s’apparentent presque à une erreur de référence circulaire dans Excel. Les taux hypothécaires élevés contribuent à faire grimper ces coûts, or les taux sont contrôlés par la Banque du Canada. Si on en fait abstraction, l’inflation devient-elle un peu plus tolérable?
Beaucoup plus tolérable, mais malheureusement, le logement représente une part importante du budget des ménages. Et je ne parle pas seulement des intérêts hypothécaires. Les prix des locations augmentent eux aussi. Et puis il faut faire attention à ce qu’on exclut, parce que d’autres facteurs entrent en jeu. Les dépenses dans les services de soins de santé sont aussi en hausse. Les coûts d’entretien des véhicules sont encore extrêmement élevés. Il y a donc beaucoup de facteurs différents. En général, la Banque du Canada s’intéresse à l’ampleur globale de la décélération. Elle ne se focalise pas sur un seul aspect.
Voulez-vous dire qu’il y a un ralentissement global? Oui. Il y a un ralentissement, mais certaines catégories restent entre 4 à 6 %, même si ce n’est pas la majorité. Les Banques centrales vont donc continuer de tenir compte de l’indicateur global.
Qu’en est-il du marché du travail? Quelqu’un la semaine dernière m’a parlé de « thésaurisation de la main-d’œuvre ». Certaines sociétés s’accrochent à leurs employés, parce qu’elles ne veulent pas repasser par ce cycle de mises à pied et d’embauche. Peut-on expliquer ce phénomène par la résilience des marchés, ou par d’autres facteurs? Et observe-t-on vraiment cette tendance?
En fait, on observe cette tendance à chaque cycle. C’est pourquoi le marché de l’emploi est un indicateur retardé. D’après les enquêtes menées par la Banque du Canada, beaucoup d’entreprises affirment ne plus avoir de mal à trouver de la main-d’œuvre et les intentions d’embauche sont en forte baisse. C’est donc un peu alarmant. Les chiffres sont assez faibles, quand on regarde le pourcentage d’entreprises qui comptent embaucher. Dans certains cas, on tombe à des niveaux annonciateurs d’une récession. Dans d’autres, ce n’est pas le cas. Ils annoncent plutôt un cycle très lent. C’est pourquoi le débat continue de faire rage. Je pense qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions.
Au Canada, parmi les dernières tendances les moins favorables, on note que le secteur privé réduit le nombre d’emplois. Si on regarde la moyenne mobile sur trois mois, on observe des pertes d’emplois dans le secteur privé, et ces pertes touchent plusieurs secteurs d’activités. On peut prendre l’exemple des services financiers, mais aussi la construction, ou même le secteur manufacturier. On doit donc rester sur nos gardes et surveiller l’émergence d’autres signaux. On n’observe pas ces signes aux États-Unis. Là-bas, le secteur privé dépasse nettement les tendances avec en moyenne 150 000 emplois créés par mois. C’est formidable pour eux, mais le tableau est très différent au Canada.
La prochaine question est probablement liée à vos perspectives sur l’éventualité d’une récession ou d’un atterrissage en douceur. Les marchés boursiers tablent sur un parfait atterrissage en douceur. Et selon beaucoup d’observateurs, on pourrait s’attendre à une baisse de 200 points de base l’an prochain, car les Banques centrales tenteront au besoin de stimuler l’économie.
Qu’anticipez-vous sur le plan des perspectives économiques et des décisions des banques centrales l’an prochain? Oui. Pour les taux, les marchés tablent sur des baisses d’environ 100 points de base, tant aux États-Unis qu’au Canada. C’est un changement de cap assez radical. Les évaluations ont complètement changé par rapport à la semaine dernière. Les attentes du marché évoluent, pas nécessairement parce qu’il croit à un atterrissage en douceur, mais parce que l’inflation semble en voie d’être maîtrisée. Les chiffres de l’inflation de la semaine dernière étaient très rassurants, en termes de tendance. Concernant les perspectives économiques, on est plutôt pessimistes pour le Canada. On attend une maigre croissance de 0,5 % en 2024, ce qui ne laisse aucune marge d’erreur.
On ne sait pas si le Canada pourra éviter une récession. Il est certain que le pays peut éviter une récession profonde, mais on ne sait pas si l’économie va stagner ou connaître une récession modérée. On s’attend à ce que le taux de chômage continue d’augmenter. Aux États-Unis, la croissance est presque trois fois plus forte, soit plus de 1 %. Ce niveau de croissance reste faible pour les États-Unis, mais l’économie américaine sera l’une des plus solides du groupe des économies avancées. C’est déjà le cas, et selon nous, cette divergence va persister, même si l’écart devrait se réduire après la surperformance de cette année. Pour eux, l’année a commencé sur les chapeaux de roues.
J’aurais juste une petite question. Vous comparez les États-Unis au Canada, mais où se situe la différence? On connaît une forte croissance démographique. Le pays est attractif. Pourquoi ne suit-on pas les mêmes trajectoires de croissance?
Le Canada est bien plus sensible aux taux d’intérêt, parce que les effets des hausses de taux se font sentir très rapidement par l’intermédiaire du marché hypothécaire au Canada, tout simplement parce que le cycle de renouvellement n’est souvent que de cinq ans. Aux États-Unis, les taux sont souvent fixés pour des périodes de 30 ans. Ce système a donc relativement protégé les Américains de l’effet des hausses de taux. Sans parler du fait qu’au départ, les niveaux d’épargne excédentaire étaient bien plus élevés qu’au Canada, notamment parce que le gouvernement a distribué des chèques sans tenir compte de la situation d’emploi durant la pandémie. Et tout le monde a profité de la marée montante –
Un chèque par ci, un chèque par là.
– qui a porté tous les navires. Oui, absolument. Et puis aux États-Unis, il y a eu beaucoup de refinancements en 2020 et en 2021, quand le taux directeur était à zéro. Les gens ont accumulé beaucoup d’épargne sans avoir à payer pour leur prêt hypothécaire. Ils ont donc bénéficié d’un double coup de pouce pour épargner. Cette épargne est maintenant épuisée, mais le pays a affiché des dépenses de consommation bien plus solides qu’au Canada, en plus du fait que les États-Unis sont moins sensibles que nous aux variations de taux d’intérêt.
Vous avez dit que les États-Unis ont connu un cycle de renouvellement quelques années avant le Canada, et nous sommes maintenant tributaires de taux plus élevés. Quelles vont être les répercussions sur le marché du logement au Canada? Il y a déjà eu une correction. Est-ce qu’il y en aura d’autres? Oui.
Je pense que cette correction n’est pas terminée, d’autant que nos prévisions tablent sur une stagnation voire une baisse du marché du travail pour les six prochains mois au moins, mais elle se prolongera sans doute. On avait prévu une baisse des prix d’environ 5 % entre aujourd’hui et le début du premier trimestre de l’année prochaine, mais nous avons porté ce chiffre à 10 %.
Les raisons sont multiples. Il ne s’agit pas seulement du marché du travail. En réalité, l’offre s’est ajustée beaucoup plus rapidement que prévu. Comme on l’avait prévu, les ventes sont en baisse. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que l’offre augmenterait d’environ 30 % depuis mai.
Wow.
C’était assez frappant de voir ce flot de propriétés inonder le marché. Et c’est vraiment propre à l’Ontario. En Colombie-Britannique aussi, mais surtout en Ontario. Et la province a immédiatement basculé du côté d’un marché favorable aux acheteurs. On est passé d’un marché équilibré à un marché d’acheteurs en très peu de temps. Il y a plus de propriétés multirésidentielles que de maisons unifamiliales, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un changement important. On doit tenir compte du fait qu’il y a de l’offre en réserve, qu’elle augmente constamment et qu’elle n’est pas absorbée. De plus, les acheteurs se tiennent à l’écart. Et si ce bouleversement s’est produit en mai et qu’il perdure, c’est parce que la banque centrale a recommencé à relever les taux à cette période. Oui.
Il semble que la banque centrale ait trouvé le point d’inflexion. Cette hausse de 50 points de base a mis tout le monde sur la touche.
C’est intéressant de réfléchir aux profils des acheteurs, comme vous le savez mieux que moi. Je me demande si les investisseurs sont beaucoup plus sensibles aux taux que ceux qui achètent une résidence. Qui sait? Seul le temps nous le dira. Compte tenu de la trajectoire économique du Canada l’an prochain, où s’en va le huard?
Selon nous, l’économie canadienne sera plus faible que celle des États-Unis. On pense donc que le huard risque encore de baisser un peu, parce que selon nous, la Banque du Canada sera en mesure de réduire ses taux avant la Fed, potentiellement de 0,25 point. J’entends souvent dire que la Banque du Canada suit toujours la Fed. Ce n’est pas vrai.
Elle avance à son rythme, et je pense qu’elle réduira ses taux à partir du deuxième trimestre. Nous n’anticipons rien de spectaculaire, parce qu’elle va se montrer très prudente à l’égard du cycle d’inflation pour ne pas remettre le feu aux poudres, d’autant que la demande de logements et l’immigration font sauter le bouchon à chaque fois qu’on relâche la pression, et que ça arrive toujours très rapidement. La Banque du Canada va rester prudente. Elle pourrait procéder à des réductions de l’ordre de 100 à 150 points de base.
Mais pas d’un seul coup, parce qu’elle doit rester prudente.
Oui, il s’agirait de hausses progressives à partir du deuxième trimestre. Et ces hausses pourraient exercer des pressions sur le huard, qui pourrait redescendre à 0,71 ou 0,72 $. Oui.
J’imagine que même si les États-Unis ne nous suivent pas et s’occupent de leur propre économie, une baisse simultanée dans les deux pays provoquerait des fluctuations intéressantes entre les devises. Mais vous pensez tout de même que le huard va se déprécier.
Oui, je pense qu’il y a un léger risque. D’un autre côté, il faudra voir ce qui se passe du côté du pétrole. Au Canada, les produits de base ont perdu la place prépondérante qu’ils occupaient, mais ce secteur soutient notre dollar. On entend beaucoup de mécontentement. L’OPEP est très insatisfaite des prix du pétrole, et elle a fortement diminué sa production et ses livraisons. L’offre est souvent à la traîne. Et quand l’économie mondiale commencera à se redresser, probablement au deuxième semestre de l’année prochaine, l’offre en produits de base risque d’être insuffisante, en particulier pour le pétrole. Dans ce cas, le pétrole amortirait la chute du huard. On verra comment les banques centrales établiront leur calendrier.
Il y a aussi l’inflation. Je pense que c’est un facteur à prendre en compte.
Oui, absolument. Et quand la Fed annoncera son intention de baisser les taux, le dollar américain baissera bien avant, puis il commencera à retrouver rapidement son point d’équilibre. Mais si le Canada agit en premier, on observera peut-être une réaction instinctive.
J’aimerais vous poser une question très simple pour conclure. Je plaisante un peu, mais que va-t-il se passer dans le monde? Quand vous pensez à l’instabilité géopolitique – L’Ukraine et la Russie, Israël et le Hamas, la déstabilisation du Moyen-Orient, les élections aux États-Unis... Qu’est-ce qui a le plus d’importance à vos yeux?
Oh, mon Dieu.
Bien sûr, tous ces événements sont importants pour tout le monde. Oui.
Je veux dire, sur le plan économique. Oui. C’est une question terriblement complexe parce qu’à ce stade, tout est important, tous ses événements se recoupent simultanément. Prenons la guerre entre Israël et le Hamas. Si cette guerre s’étend, que la tension monte au Moyen-Orient et que l’Iran intervient – Si jamais la circulation était perturbée dans le détroit d’Ormuz, où transite 20 % de la demande mondiale de pétrole brut ou raffiné, le baril de pétrole pourrait facilement grimper à 120 $, 130 $ ou 140 $.
On surveille donc le risque d’escalade du conflit. Et imaginez les conséquences sur l’inflation. On subirait une hausse d’au moins un point de pourcentage de l’inflation globale. C’est un risque.
Passons aux élections aux États-Unis. En général, on ne les définit pas comme un facteur de risque, mais les élections engendrent de l’incertitude et de la volatilité. On ne sait pas encore qui sera candidat à l’élection présidentielle dans le camp républicain. Si Trump gagne les primaires, on sait que la fragmentation des échanges est l’un des piliers de sa politique. Le Canada s’est retrouvé sous les feux des projecteurs à cause des États-Unis.
Dans le mauvais sens du terme. Oui. D’où un autre surcroît d’incertitude, du moins du côté canadien. Ces risques persistent donc. En plus des deux guerres qui sont déjà en cours, on ne sait toujours pas où vont mener les tensions entre la Chine et Taïwan. Ces conflits pèsent sur les budgets des gouvernements. Les États-Unis, le Canada et d’autres pays soutiennent financièrement leurs alliés dans ces conflits, ce qui implique de faire des compromis sur le budget national et les priorités. Il se peut qu’on assiste à une hausse de la prime de risque sur les taux obligataires en raison de cette vague d’emprunts à l’échelle mondiale. Rien n’échappe à notre radar.
Il faudra que vous reveniez pour discuter de tout ce que vous suivez sur votre radar, et on verra comment se passe l’atterrissage. Beata, merci.
Je vous en prie. [MUSIQUE]
À en croire les dernières données économiques, on commence peut-être à voir le bout de cette inflation persistante. Et le ralentissement de l’emploi, de la croissance et de la demande des consommateurs alimente les spéculations sur une possible baisse des taux de la Fed l’an prochain. Pour nous aider à envisager les prochains mois et au-delà, voici Beata Caranci, économiste en chef à la TD – et l’une de mes invitées préférées, soit dit en passant. J’apprécie toujours beaucoup nos conversations. A-t-on enfin réussi à dompter l’inflation?
Le terme « dompter » est bien choisi, car il m’évoque un film, qui s’appelait « L’étalon noir ». Je revois tout à coup un souvenir d’enfance. Le film raconte l’histoire d’un cheval sauvage et d’un garçon échoué sur une île, et pour apprivoiser le cheval ou se lier d’amitié avec lui, il lui donne des algues. Oui.
Au fil du temps, le stratagème fonctionne et il parvient à dompter le cheval. J’ai l’impression qu’en ce moment, on donne encore des algues à l’inflation.
Ils aiment les algues, à la Banque du Canada? Je ne sais pas. [RIRES]
Non. À mon avis, il faut comprendre qu’il y a du progrès. Une confiance mutuelle s’installe, et les mesures montrent un ralentissement, mais l’inflation n’a pas encore été domptée, parce que l’inflation de base s’élève à environ 3,5 % du côté canadien. Aux États-Unis, l’IPC de base est d’environ 4 %. Aucune des deux banques n’a gagné la bataille, mais ces indicateurs sont tout de même en baisse de plusieurs points de pourcentage par rapport à leur sommet. Mais l’inflation n’est toujours pas à 2 %. Oui.
Elle ne tombe même pas sous la barre des 3 %. Selon nous, ce cap sera franchi au deuxième semestre de l’an prochain. Il reste du chemin à parcourir pour maîtriser l’inflation, mais on évolue dans la bonne direction.
J’ai entendu dire que les coûts d’habitation, dont on tient compte dans l’inflation de base, s’apparentent presque à une erreur de référence circulaire dans Excel. Les taux hypothécaires élevés contribuent à faire grimper ces coûts, or les taux sont contrôlés par la Banque du Canada. Si on en fait abstraction, l’inflation devient-elle un peu plus tolérable?
Beaucoup plus tolérable, mais malheureusement, le logement représente une part importante du budget des ménages. Et je ne parle pas seulement des intérêts hypothécaires. Les prix des locations augmentent eux aussi. Et puis il faut faire attention à ce qu’on exclut, parce que d’autres facteurs entrent en jeu. Les dépenses dans les services de soins de santé sont aussi en hausse. Les coûts d’entretien des véhicules sont encore extrêmement élevés. Il y a donc beaucoup de facteurs différents. En général, la Banque du Canada s’intéresse à l’ampleur globale de la décélération. Elle ne se focalise pas sur un seul aspect.
Voulez-vous dire qu’il y a un ralentissement global? Oui. Il y a un ralentissement, mais certaines catégories restent entre 4 à 6 %, même si ce n’est pas la majorité. Les Banques centrales vont donc continuer de tenir compte de l’indicateur global.
Qu’en est-il du marché du travail? Quelqu’un la semaine dernière m’a parlé de « thésaurisation de la main-d’œuvre ». Certaines sociétés s’accrochent à leurs employés, parce qu’elles ne veulent pas repasser par ce cycle de mises à pied et d’embauche. Peut-on expliquer ce phénomène par la résilience des marchés, ou par d’autres facteurs? Et observe-t-on vraiment cette tendance?
En fait, on observe cette tendance à chaque cycle. C’est pourquoi le marché de l’emploi est un indicateur retardé. D’après les enquêtes menées par la Banque du Canada, beaucoup d’entreprises affirment ne plus avoir de mal à trouver de la main-d’œuvre et les intentions d’embauche sont en forte baisse. C’est donc un peu alarmant. Les chiffres sont assez faibles, quand on regarde le pourcentage d’entreprises qui comptent embaucher. Dans certains cas, on tombe à des niveaux annonciateurs d’une récession. Dans d’autres, ce n’est pas le cas. Ils annoncent plutôt un cycle très lent. C’est pourquoi le débat continue de faire rage. Je pense qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions.
Au Canada, parmi les dernières tendances les moins favorables, on note que le secteur privé réduit le nombre d’emplois. Si on regarde la moyenne mobile sur trois mois, on observe des pertes d’emplois dans le secteur privé, et ces pertes touchent plusieurs secteurs d’activités. On peut prendre l’exemple des services financiers, mais aussi la construction, ou même le secteur manufacturier. On doit donc rester sur nos gardes et surveiller l’émergence d’autres signaux. On n’observe pas ces signes aux États-Unis. Là-bas, le secteur privé dépasse nettement les tendances avec en moyenne 150 000 emplois créés par mois. C’est formidable pour eux, mais le tableau est très différent au Canada.
La prochaine question est probablement liée à vos perspectives sur l’éventualité d’une récession ou d’un atterrissage en douceur. Les marchés boursiers tablent sur un parfait atterrissage en douceur. Et selon beaucoup d’observateurs, on pourrait s’attendre à une baisse de 200 points de base l’an prochain, car les Banques centrales tenteront au besoin de stimuler l’économie.
Qu’anticipez-vous sur le plan des perspectives économiques et des décisions des banques centrales l’an prochain? Oui. Pour les taux, les marchés tablent sur des baisses d’environ 100 points de base, tant aux États-Unis qu’au Canada. C’est un changement de cap assez radical. Les évaluations ont complètement changé par rapport à la semaine dernière. Les attentes du marché évoluent, pas nécessairement parce qu’il croit à un atterrissage en douceur, mais parce que l’inflation semble en voie d’être maîtrisée. Les chiffres de l’inflation de la semaine dernière étaient très rassurants, en termes de tendance. Concernant les perspectives économiques, on est plutôt pessimistes pour le Canada. On attend une maigre croissance de 0,5 % en 2024, ce qui ne laisse aucune marge d’erreur.
On ne sait pas si le Canada pourra éviter une récession. Il est certain que le pays peut éviter une récession profonde, mais on ne sait pas si l’économie va stagner ou connaître une récession modérée. On s’attend à ce que le taux de chômage continue d’augmenter. Aux États-Unis, la croissance est presque trois fois plus forte, soit plus de 1 %. Ce niveau de croissance reste faible pour les États-Unis, mais l’économie américaine sera l’une des plus solides du groupe des économies avancées. C’est déjà le cas, et selon nous, cette divergence va persister, même si l’écart devrait se réduire après la surperformance de cette année. Pour eux, l’année a commencé sur les chapeaux de roues.
J’aurais juste une petite question. Vous comparez les États-Unis au Canada, mais où se situe la différence? On connaît une forte croissance démographique. Le pays est attractif. Pourquoi ne suit-on pas les mêmes trajectoires de croissance?
Le Canada est bien plus sensible aux taux d’intérêt, parce que les effets des hausses de taux se font sentir très rapidement par l’intermédiaire du marché hypothécaire au Canada, tout simplement parce que le cycle de renouvellement n’est souvent que de cinq ans. Aux États-Unis, les taux sont souvent fixés pour des périodes de 30 ans. Ce système a donc relativement protégé les Américains de l’effet des hausses de taux. Sans parler du fait qu’au départ, les niveaux d’épargne excédentaire étaient bien plus élevés qu’au Canada, notamment parce que le gouvernement a distribué des chèques sans tenir compte de la situation d’emploi durant la pandémie. Et tout le monde a profité de la marée montante –
Un chèque par ci, un chèque par là.
– qui a porté tous les navires. Oui, absolument. Et puis aux États-Unis, il y a eu beaucoup de refinancements en 2020 et en 2021, quand le taux directeur était à zéro. Les gens ont accumulé beaucoup d’épargne sans avoir à payer pour leur prêt hypothécaire. Ils ont donc bénéficié d’un double coup de pouce pour épargner. Cette épargne est maintenant épuisée, mais le pays a affiché des dépenses de consommation bien plus solides qu’au Canada, en plus du fait que les États-Unis sont moins sensibles que nous aux variations de taux d’intérêt.
Vous avez dit que les États-Unis ont connu un cycle de renouvellement quelques années avant le Canada, et nous sommes maintenant tributaires de taux plus élevés. Quelles vont être les répercussions sur le marché du logement au Canada? Il y a déjà eu une correction. Est-ce qu’il y en aura d’autres? Oui.
Je pense que cette correction n’est pas terminée, d’autant que nos prévisions tablent sur une stagnation voire une baisse du marché du travail pour les six prochains mois au moins, mais elle se prolongera sans doute. On avait prévu une baisse des prix d’environ 5 % entre aujourd’hui et le début du premier trimestre de l’année prochaine, mais nous avons porté ce chiffre à 10 %.
Les raisons sont multiples. Il ne s’agit pas seulement du marché du travail. En réalité, l’offre s’est ajustée beaucoup plus rapidement que prévu. Comme on l’avait prévu, les ventes sont en baisse. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que l’offre augmenterait d’environ 30 % depuis mai.
Wow.
C’était assez frappant de voir ce flot de propriétés inonder le marché. Et c’est vraiment propre à l’Ontario. En Colombie-Britannique aussi, mais surtout en Ontario. Et la province a immédiatement basculé du côté d’un marché favorable aux acheteurs. On est passé d’un marché équilibré à un marché d’acheteurs en très peu de temps. Il y a plus de propriétés multirésidentielles que de maisons unifamiliales, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un changement important. On doit tenir compte du fait qu’il y a de l’offre en réserve, qu’elle augmente constamment et qu’elle n’est pas absorbée. De plus, les acheteurs se tiennent à l’écart. Et si ce bouleversement s’est produit en mai et qu’il perdure, c’est parce que la banque centrale a recommencé à relever les taux à cette période. Oui.
Il semble que la banque centrale ait trouvé le point d’inflexion. Cette hausse de 50 points de base a mis tout le monde sur la touche.
C’est intéressant de réfléchir aux profils des acheteurs, comme vous le savez mieux que moi. Je me demande si les investisseurs sont beaucoup plus sensibles aux taux que ceux qui achètent une résidence. Qui sait? Seul le temps nous le dira. Compte tenu de la trajectoire économique du Canada l’an prochain, où s’en va le huard?
Selon nous, l’économie canadienne sera plus faible que celle des États-Unis. On pense donc que le huard risque encore de baisser un peu, parce que selon nous, la Banque du Canada sera en mesure de réduire ses taux avant la Fed, potentiellement de 0,25 point. J’entends souvent dire que la Banque du Canada suit toujours la Fed. Ce n’est pas vrai.
Elle avance à son rythme, et je pense qu’elle réduira ses taux à partir du deuxième trimestre. Nous n’anticipons rien de spectaculaire, parce qu’elle va se montrer très prudente à l’égard du cycle d’inflation pour ne pas remettre le feu aux poudres, d’autant que la demande de logements et l’immigration font sauter le bouchon à chaque fois qu’on relâche la pression, et que ça arrive toujours très rapidement. La Banque du Canada va rester prudente. Elle pourrait procéder à des réductions de l’ordre de 100 à 150 points de base.
Mais pas d’un seul coup, parce qu’elle doit rester prudente.
Oui, il s’agirait de hausses progressives à partir du deuxième trimestre. Et ces hausses pourraient exercer des pressions sur le huard, qui pourrait redescendre à 0,71 ou 0,72 $. Oui.
J’imagine que même si les États-Unis ne nous suivent pas et s’occupent de leur propre économie, une baisse simultanée dans les deux pays provoquerait des fluctuations intéressantes entre les devises. Mais vous pensez tout de même que le huard va se déprécier.
Oui, je pense qu’il y a un léger risque. D’un autre côté, il faudra voir ce qui se passe du côté du pétrole. Au Canada, les produits de base ont perdu la place prépondérante qu’ils occupaient, mais ce secteur soutient notre dollar. On entend beaucoup de mécontentement. L’OPEP est très insatisfaite des prix du pétrole, et elle a fortement diminué sa production et ses livraisons. L’offre est souvent à la traîne. Et quand l’économie mondiale commencera à se redresser, probablement au deuxième semestre de l’année prochaine, l’offre en produits de base risque d’être insuffisante, en particulier pour le pétrole. Dans ce cas, le pétrole amortirait la chute du huard. On verra comment les banques centrales établiront leur calendrier.
Il y a aussi l’inflation. Je pense que c’est un facteur à prendre en compte.
Oui, absolument. Et quand la Fed annoncera son intention de baisser les taux, le dollar américain baissera bien avant, puis il commencera à retrouver rapidement son point d’équilibre. Mais si le Canada agit en premier, on observera peut-être une réaction instinctive.
J’aimerais vous poser une question très simple pour conclure. Je plaisante un peu, mais que va-t-il se passer dans le monde? Quand vous pensez à l’instabilité géopolitique – L’Ukraine et la Russie, Israël et le Hamas, la déstabilisation du Moyen-Orient, les élections aux États-Unis... Qu’est-ce qui a le plus d’importance à vos yeux?
Oh, mon Dieu.
Bien sûr, tous ces événements sont importants pour tout le monde. Oui.
Je veux dire, sur le plan économique. Oui. C’est une question terriblement complexe parce qu’à ce stade, tout est important, tous ses événements se recoupent simultanément. Prenons la guerre entre Israël et le Hamas. Si cette guerre s’étend, que la tension monte au Moyen-Orient et que l’Iran intervient – Si jamais la circulation était perturbée dans le détroit d’Ormuz, où transite 20 % de la demande mondiale de pétrole brut ou raffiné, le baril de pétrole pourrait facilement grimper à 120 $, 130 $ ou 140 $.
On surveille donc le risque d’escalade du conflit. Et imaginez les conséquences sur l’inflation. On subirait une hausse d’au moins un point de pourcentage de l’inflation globale. C’est un risque.
Passons aux élections aux États-Unis. En général, on ne les définit pas comme un facteur de risque, mais les élections engendrent de l’incertitude et de la volatilité. On ne sait pas encore qui sera candidat à l’élection présidentielle dans le camp républicain. Si Trump gagne les primaires, on sait que la fragmentation des échanges est l’un des piliers de sa politique. Le Canada s’est retrouvé sous les feux des projecteurs à cause des États-Unis.
Dans le mauvais sens du terme. Oui. D’où un autre surcroît d’incertitude, du moins du côté canadien. Ces risques persistent donc. En plus des deux guerres qui sont déjà en cours, on ne sait toujours pas où vont mener les tensions entre la Chine et Taïwan. Ces conflits pèsent sur les budgets des gouvernements. Les États-Unis, le Canada et d’autres pays soutiennent financièrement leurs alliés dans ces conflits, ce qui implique de faire des compromis sur le budget national et les priorités. Il se peut qu’on assiste à une hausse de la prime de risque sur les taux obligataires en raison de cette vague d’emprunts à l’échelle mondiale. Rien n’échappe à notre radar.
Il faudra que vous reveniez pour discuter de tout ce que vous suivez sur votre radar, et on verra comment se passe l’atterrissage. Beata, merci.
Je vous en prie. [MUSIQUE]