Conflit en Ukraine, inflation élevée, hausse marquée des taux d’intérêt par les banques centrales : les perspectives à l’égard de l’économie mondiale sont en train de changer. Kim Parlee et Beata Caranci, économiste en chef, Groupe Banque TD, discutent des risques de stagflation, de récession et de politique monétaire excessive.
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Du conflit entre la Russie et l’Ukraine à l’inflation galopante et la hausse des taux à l’international, la croissance mondiale est entravée par de nombreux facteurs. Pour nous donner son point de vue sur la situation et nous expliquer ce qui attire son attention, voici Beata Caranci. Elle est économiste en chef à la TD. Beata, c’est toujours un plaisir de vous avoir avec nous.
Commençons par les trois derniers mois. J’ai l’impression de répéter la même chose tous les trois mois depuis deux ans, je n’arrive pas à croire que les trois derniers mois sont déjà passés, mais c’est le cas : je n’arrive vraiment pas à croire que ces trois mois sont déjà passés! Qu’est-ce qui vous a le plus surpris au dernier trimestre suite au conflit entre la Russie et l’Ukraine?
Oui. Lorsqu’on a vu pour la première fois ce qui se passait, autour du 24 février, quand la Russie a envahi l’Ukraine… on s’attendait à peu près tous à un choc qui durerait quelques semaines, puis à ce qu’une normalisation de la tarification des risques ait lieu. De toute évidence, ça ne s’est pas passé comme ça. Personne ne s’attendait à voir ces séries de sanctions tomber. L’Europe en est à sa sixième, je crois, et des changements structurels se produisent sur les marchés des produits de base, comme le gaz naturel, qui est habituellement un produit très local, régional, dépendant des conditions météo. Son prix dépend maintenant des risques européens, parce que les États-Unis et d’autres pays envoient du GNL en Europe.
Certaines règles changent donc, même par rapport à ce qu’on pensait être figé dans le monde. Il y a donc beaucoup de changements structurels en cours, et ils ne s’avèrent pas du tout cycliques. Et lorsqu’on regarde le transfert dans une région comme l’Europe, quand on voit l’évolution des taux de croissance, ils se comportent comme s’il s’agissait d’un choc de longue durée, la décote sur la croissance équivaut à un choc d’environ quatre à six trimestres et non d’un ou deux trimestres.
KIM PARLEE : C’est fascinant. Je pense que c’est probablement ce que les marchés, qui sont au cœur de tout, essaient de déchiffrer, combien de temps cela va durer, est-ce que c’est permanent ou temporaire, et ils essaient simplement de comprendre les répercussions de cette situation.
On pourrait peut-être parler un peu des chaînes d’approvisionnement. Voyons ça de plus près également. On n’a pas beaucoup parlé de cela ni des goulots d’étranglement. J’ai mentionné les fermetures en Chine liées à la COVID, mais j’ajouterais autre chose. Que voyez-vous dans les goulots d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement?
Comment évoluent-ils? Il y a ndu changement, on? Il semble que ce soit encore un peu tendu. Mais lorsqu’on regarde l’évolution des pressions sur la chaîne d’approvisionnement durant la pandémie, la pression était partout, maintenant elle ne concerne que certaines choses. Certains produits restent concernés, comme les métaux, les minéraux et les engrais et ce qui sort de l’Ukraine, en particulier. Toutefois, ce n’est pas aussi généralisé.
Et on ne voit pas de navires bloqués à l’extérieur du port de Los Angeles. Vous souvenez-vous qu’à un moment donné, 20 ou 30 navires y étaient bloqués? Tout cela s’est dissipé, mais on ressent encore certains problèmes.
Tout n’est pas lié à la guerre. La politique chinoise zéro-COVID a aussi prolongé les délais de livraison fournisseurs. Ce changement est principalement observé en Europe. Le continent subit en effet un double effet parce que des pays comme l’Allemagne ont des relations commerciales très fortes avec la Chine comme marché d’exportation, c’est moins le cas en Amérique du Nord.
Toutefois, on doit faire preuve d’un peu de prudence, car lorsque la Chine connaît des retards de chaîne d’approvisionnement, il faut attendre environ trois mois avant que la tendance arrive en Amérique du Nord. C’est donc toujours possible, toutefois, même si la situation évolue de manière positive aux États-Unis et au Canada, on pourrait tout de même ressentir certaines répercussions au cours de l’été. On est très attentifs à cela, mais la principale différence, c’est que ce n’est pas aussi généralisé que pendant la pandémie.
Mais, ce dont on a surtout parlé den matière ’impact sur le long terme, c’est la stagflation. Vous en avez récemment parlé dans votre rapport, et on ne prenait pas ça en considérations il y a quelque années. La chaîne d’approvisionnement contribue en partie à la stagflation, mais je sais que vous avez apporté un graphique qui montre comment le contexte actuel diffère d’autres périodes. Donc parlez peut-être de ce dont il s’agit, de la source du problème, et si c’est justifié ou non.
Oui, le terme stagflation dest utilisé ifféremment, selon la personne qui en parle. Alors, habituellement, les gens disent qu’on est dans un contexte de stagflation parce que l’inflation est élevée et que la croissance ralentit. Cela concerne particulièrement les États-Unis, et non le Canada, où elle demeure solide. Ce n’est pas comme ça qu’on définit normalement la stagflation. C’est en fait l’endroit où se rompt la relation économique entre le chômage et l’inflation, c’est-à-dire que vous vous retrouvez dans une situation de chômage élevé et une inflation élevée, ce qui n’a aucun sens, car les pressions sur la demande devraient diminuer et réduire l’inflation.
Ce qu’on observe aujourd’hui est en fait très conforme à la théorie économique. C’est un record, le taux de chômage est bien inférieur à la tendance et les prix sont élevés, et c’est une relation normale entre la demande et les prix. La situation est certainement exacerbée par ce qui se passe dans la chaîne d’approvisionnement, mais il y a des facteurs sous-jacents, d’où la raison pour laquelle les banques centrales relèvent les taux d’intérêt. C’est donc une différence majeure.
Et donc, si on revient aux années 70 et 80, le PIB et le taux de chômage sont des facteurs cruciaux. Et j’accorderais la priorité à l’activité du marché du travail parce que c’est ce qui crée le « stag » de l’environnement inflationniste. Par conséquent, sans hausse du taux de chômage, c’est vraiment… je ne décrirais pas la situation de la même façon que dans les années 70.
Mais est-ce qu’on s’en inquiète? Encore une fois, les gens parlent davantage d’une récession et ne se posent même pas la question, pour certains, de savoir si, mais bien quand. Dans combien de temps? À quel degré? Peut-on également craindre que les banques centrales, pour lutter contre l’inflation, entraînent les économies dans une récession et une hausse du chômage?
C’est là que les choses cse compliquent, Kim, ar on va voir le taux de chômage augmenter, parce qu’il est trop faible actuellement par rapport à ce qui est considéré comme équilibré. Donc, il est faible. Il est sous le niveau d’équilibre, où la demande de ressources est équilibrée.
Donc, à la fin, il faudra que les entreprises ralentissent les embauches, ce qui, selon moi, va se produire de toute façon. Le problème que vous soulevez, c’est si les entreprises, en plus de ne pas embaucher, licencient et, là, on arrive à la récession. Et c’est là qu’un équilibre doit être trouvé par les banques centrales parce que la raison pour laquelle elles augmentent les taux d’intérêt et doivent pousser la croissance à la baisse, c’est parce que la demande est excédentaire. Il y a simplement une forte demande par rapport aux ressources.
Et les lois de l’économie indiquent que vous devez faire passer la croissance sous la croissance potentielle, c’est-à-dire sous 2 %, ce qui signifie que vous avez très peu de marge en cas d’imprévu. 1 %, par exemple, ne serait vraiment pas agréable.
Et quand vous êtes à 1 %, il n’y a plus beaucoup de différence entre 1 % et 0 %. Et ensuite, plus beaucoup de différence entre 0 % et moins 0,5 %. Et voilà. On se retrouve avec une récession technique après deux trimestres comme ça.
C’est là qu’on commence à parler de l’ampleur de la récession. Vous voyez? A-t-on les caractéristiques financières et les risques de 2008 en matière d’endettement et d’institutions financières pour y arriver? La réponse est non. Mais est-ce que les risques affectés permettent quelques imprévus? Je dirais que oui, c’est tout à fait possible. On pourrait connaître des trimestres négatifs à l’avenir, plus probablement en 2023.
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