
La probabilité d’une récession de l’économie américaine a fait l’objet de beaucoup de spéculations. Mais selon ce que Beata Caranci, économiste en chef de la TD, a confié à Greg Bonnell, les mesures habituelles de croissance économique ne racontent peut-être pas toute l’histoire.
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Le risque de récession, voilà un sujet qui fait de plus en plus les manchettes. Notre prochaine invitée pense qu’à force de s’alarmer du ralentissement de la croissance, il va finir par arriver. Je reçois aujourd’hui Beata Caranci, économiste en chef de la TD. Bienvenue sur ce plateau. Entrons tout de suite dans le vif du sujet. J’avoue que je suis le premier à m’inquiéter. J’ai tendance à me dire : « OK, ça, ça va bien, ça, ça va bien, oui mais et ça alors? » Qu’est-ce qu’on doit penser de toutes ces rumeurs de récession? Eh bien, les marchés sont plutôt partagés, comme les sondages. Le risque est élevé. On estime qu’il est autour de 50 % -- pas pour cette année, mais pour l’année prochaine, peut-être même pour 2024. Ça vaut pour le Canada et les États-Unis. Par contre, quand on examine les données, il n’y a rien pour l’instant qui suggère qu’on soit en récession. Ce sont des projections réelles fondées sur des erreurs possibles dans les politiques des banques centrales qui aboutiraient à un resserrement trop rapide et trop brutal. On croit généralement que pour juguler l’inflation, il faut que le taux de chômage augmente et on aimerait bien qu’il augmente seulement là où ça nous arrange. Mais ça ne marche pas comme ça. Les opinions divergent beaucoup à ce sujet. Par contre, des probabilités de récession à 50 %, c’est beaucoup. Normalement, en période d’expansion, elles sont autour de 20 % à 30 %. Pas de doute, ce sont bien ici des valeurs déraisonnables. Pour ce qui est des manchettes négatives, ça fait beaucoup de bruit quand des entreprises procèdent à des licenciements. On a entendu parler de Netflix, Shopify, Amazon et même Walmart. Par contre, très peu d’entreprises clament haut et fort qu’elles embauchent. Pour des raisons de concurrence, surtout lorsque le marché du travail est tendu, elles n’en parlent pas. En réalité, quand on analyse les données, surtout aux États-Unis où on a des mesures qui permettent de suivre les licenciements et les cessations d’emploi, comme on dit, les chiffres sont toujours historiquement bas. Rien n’indique que les grandes entreprises très en vue, qui ajustent leur stratégie sur des tendances passées et sur leurs prévisions de ce qui s’en vient, vont être suivies par les autres. Dans plus de 90 % des secteurs, on continue d’embaucher. À l’approche d’une récession, c’est un indicateur précurseur qui serait sous les 60 % pendant plusieurs mois. On en est très loin. Il y a donc débat sur les marchés en ce moment entre les manchettes négatives et les données concrètes. Bon, c’est du 50/50 alors -- on jette la pièce en l’air. Vous dites que les données n’indiquent pas vraiment un risque de récession énorme. Je voudrais revenir à cette idée qu’à force de s’alarmer, ça va finir par arriver. Finalement, on parle du PIB avec de grands mots savants, alors que ça correspond simplement à notre activité comme consommateurs et à l’évolution de l’économie. C’est parfois parce qu’on craint le pire que le pire se réalise, non? Oui, d’ailleurs on voit bien que c’est ce qui est en train de se passer aux États-Unis, au moins du côté des consommateurs. On avait anticipé que les dépenses de consommation allaient ralentir d’environ 1 %, 1,5 %. Mais on prévoyait que ça allait arriver au deuxième semestre de cette année. Or, ça s’est produit au premier semestre. Ça s’explique en partie par l’inflation, mais elle n’était pas encore aux niveaux actuels. Et les taux d’intérêt n’étaient pas encore aux niveaux actuels. Et l’épargne était bien plus élevée qu’aujourd’hui. On peut donc se demander ce qui s’est passé. Eh bien, c’est probablement dans la psychologie qu’il faut chercher. Les gens ont commencé à faire preuve de prudence à force d’entendre parler des risques. C’est vraiment évident que les consommateurs sont prudents aux États-Unis. Et ça ne fait qu’amplifier les rumeurs de récession. Parce que si les consommateurs capitulent, ce sera la fin. Ils représentent 70 % de l’économie. Et évidemment, les entreprises seraient obligées de licencier, d’ajuster leur modèle d’affaires. La situation n’est pas la même au Canada. Les consommateurs sont très résilients, ou têtus, je vous laisse choisir votre adjectif. Ils continuent à dépenser, ils sont toujours là. L’une des raisons évoquées, c’est que le Canada a rouvert plus tard que les États-Unis. C’était vrai au début. Mais il y a encore pas mal de résilience, alors ça l’est probablement moins maintenant. Aussi, on ne voit pas au Canada, contrairement aux États-Unis, les gens puiser dans leur épargne. Au Canada, les ménages conservent une plus grande partie de leur épargne qu’aux États-Unis, ce qui donne à penser qu’ils en ont un peu plus sous la pédale. On pense quand même que cet élan va s’essouffler. C’est inévitable avec les taux d’intérêt et l’inflation élevés. Mais c’est plus long à se traduire dans les comportements des consommateurs au Canada. D’accord. Pendant qu’on parle d’économie et du PIB, vous nous avez apporté des graphiques qu’on va afficher pour que ceux qui nous écoutent puissent voir ce que ça veut dire. Chaque dollar que je dépense dans l’économie devient un revenu pour quelqu’un d’autre. Ces deux courbes ne sont plus superposées comme avant. Qu’est-ce que ça nous dit? BEATA CARANCI : Le PIB – GPD sur le graphique – ce sont les dépenses, comme vous disiez; c’est le volet des dépenses de l’économie. Le GDI, c’est le revenu intérieur brut ou RIB. Vous avez raison, chaque dépense, c’est un revenu pour quelqu’un d’autre. Ce sont donc juste deux façons de mesurer le même concept. Il n’y avait jamais eu un tel écart. On n’avait jamais vu une telle divergence. C’est important, car l’une des deux est trompeuse. Comme vous le savez, le PIB -- au fait, ce qu’on voit ici c’est pour les États-Unis -- le PIB des États-Unis s’est contracté au premier semestre. L’indicateur du RIB montre que le degré de faiblesse est peut-être exagéré. Je vous rappelle que pendant la pandémie, on a eu beaucoup de problèmes avec les données, qu’il s’agisse des emplois, du PIB, du commerce ou des stocks. C’est probablement ce qui ressort ici. Les deux courbes vont finir par se rapprocher. Voilà à quoi ressemble normalement l’écart entre les deux, ce qui montre qu’on est à un sommet historique. OK, on va afficher notre deuxième graphique et l’expliquer. C’est toujours le PIB et le RIB, mais ce n’est pas la même histoire. BEATA CARANCI : Voilà. On voit l’évolution de l’écart au fil du temps. Les valeurs actuelles sont vraiment inhabituelles; c’est historique. En regardant ce graphique, j’ai envie de vous dire qu’on sait que l’économie américaine a ralenti au premier semestre. Est-ce qu’elle était aussi faible que les statistiques l’indiquaient? Sans doute pas si l’on se fie sur le RIB. En général, ce que font les prévisionnistes pour mieux interpréter les données, c’est qu’ils prennent simplement la moyenne entre le PIB et le RIB. Il y a donc bien eu un ralentissement, mais pas dans les proportions que ce qu’on voyait. Ça va sans doute rentrer dans l’ordre à mesure que les données seront révisées. Mais il n’y a pas d’élément solide confirmant que les États-Unis étaient en récession, au premier semestre en tous cas, compte tenu du marché de l’emploi. Par contre, c’est encore un facteur qui contribue à cette impression. J’aime cette approche. Voilà un point de vue, en voici un autre, et la vérité est quelque part entre les deux. On a un autre graphique à analyser. Ça montre la confiance des entreprises, c’est ça? Surtout des PME, qu’on a toujours tendance à oublier comme vous disiez tout à l’heure. Pourtant ce sont de vrais moteurs de l’emploi. Expliquez-nous un peu ce qu’on voit ici et ce que ça nous dit de ce que les entreprises pensent de l’économie au fil du temps. BEATA CARANCI : OK. Là aussi, ce sont des données des États-Unis. On se fie toujours sur les indicateurs américains pour savoir ce qui risque de se passer au Canada et non l’inverse. Ça vient de la NFIB et ça nous indique le ressenti des PME. La majorité des entreprises sont des PME aux États-Unis, et c’est pareil au Canada. Ça nous permet de savoir si les PME cherchent à embaucher. Si elles s’inquiètent du manque de main-d’œuvre. Si elles sont préoccupées par les prix des intrants. Ce genre de choses. Vous voyez que c’est très très bas par rapport à d’habitude, donc on se demande tout de suite s’il faut redouter que les PME se mettent à moins embaucher et à provoquer un cercle vicieux dans l’évolution de l’économie. Ici, on a distingué sur la courbe les périodes de présidence démocrate et de présidence républicaine -- ANIMATEUR : Oh, la courbe change de couleur selon les années, hein? BEATA CARANCI : Oui. Les Républicains sont en rouge et les Démocrates en bleu. Ce qui ressort, c’est que sous une présidence républicaine, les PME sont plus optimistes, quel que soit l’état de l’économie. C’est parce que les Républicains ont tendance à baisser les impôts et assouplir la réglementation, du moins c’est l’idée qu’on s’en fait. Côté démocrate, on voit que pendant les années Obama, le ressenti a toujours été négatif et pourtant, ça a été l’une des plus longues périodes d’expansion de l’Histoire. Ce n’est donc pas le meilleur indicateur pour évaluer les probabilités d’une récession. C’est ce qu’on appelle un indicateur subjectif parce qu’il est basé sur du ressenti. Dans mon livre à moi, ce n’est pas là-dessus qu’il faut se fier. Alors j’ai tendance à le minimiser. Si j’avais besoin de regarder un indicateur subjectif, je choisirais plutôt quelque chose l’indice de confiance des consommateurs du Conference Board. Et il y a deux raisons à cela. D’abord, il indique les conditions actuelles par rapport aux attentes. Instinctivement, on a tendance à regarder les attentes, pour savoir ce qui va se passer à l’avenir, pour voir si on se dirige vers une récession. C’est le contraire de ce qu’il faut faire. Le ressenti est un meilleur indicateur pour voir à quel point on est proche d’une récession. En réalité, c’est plutôt stable. Les gens se sentent mieux maintenant que ce qu’ils entendent dire ou que ce à quoi ils s’attendent pour l’avenir. Là non plus on n’a pas encore de signal annonçant une récession. Or, cet indice peut envoyer des signaux de récession avec jusqu’à six mois d’avance. On n’en est même pas encore là. [MUSIQUE]