
Après une forte baisse en mars dernier, les marchés boursiers américains ont dépassé leurs niveaux d’avant la pandémie. Les marchés poursuivront-ils leur ascension en 2021? Kim Parlee et Bill Priest, président-directeur et cochef des placements d’Epoch Investment Partners, discutent de la demande comprimée des consommateurs, des bénéfices ainsi que des mesures de relance budgétaire et monétaire.
En fait, je crois que c’est assez anecdotique. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Si l’on revient à l’époque où George Soros s’en est pris à la Banque d’Angleterre en 1992, en spéculant contre la livre sterling, contre la Banque d’Angleterre, qui aurait cru que ça pourrait marcher? Mais sa stratégie a fonctionné, et il a gagné plus d’un milliard de dollars.
Je crois qu’il faut assurer le libre accès au marché. Il y a toujours de nouveaux acteurs. Il se trouve que ces acteurs sont arrivés en masse, en même temps, et que certains fonds de couverture ont pris peur. Mais je pense que ça va aller. Ce sont des choses qui arrivent. Il y a toujours des nouveaux venus. La technologie permet aux groupes de se réunir et de se dissoudre très rapidement. Pour être honnête, je n’en ferais pas trop de cas.
Très bien, merci de cette perspective. Pour certains, ça s’est révélé relativement payant. Revenons à votre thèse. Je crois savoir qu’il y a peu, vous avez fait une présentation sur les perspectives du marché pour 2021, et vous avez dit : « Bienvenue dans les années folles ». Qu’est-ce que vous entendez par là?
Eh bien, ce n’est qu’un côté de la médaille. Il ne faut pas s’attendre à des années folles si on ne parvient pas à résoudre le problème du virus. Mais on a les moyens de le résoudre aujourd’hui. Nous sommes des êtres sociaux, et la vie n’est pas faite pour être remise à plus tard. L’envie de vivre comme avant a été refoulée et s’accentue de jour en jour.
Les consommateurs veulent dépenser et voyager, et ils ont les moyens de le faire. Je propose à vos auditeurs de faire une petite expérience qui fait réfléchir : Appelez votre destination de vacances préférée dans le monde et voyez si vous pouvez réserver des vacances pour le second semestre de 2021. Vous serez surpris de voir combien de destinations populaires affichent déjà complet. Il y a cette formidable attente d’un retour à la normale.
Nous sommes si désespérés de profiter de la vie comme on le faisait avant que vous verrez sans doute, si le virus est maîtrisé, une accélération de l’activité économique dans la deuxième moitié de l’année. Après une année effroyable, place aux années folles. Et ce n’est pas une idée tirée par les cheveux.
Si on remonte 100 ans en arrière, en 1918, la Première Guerre mondiale venait de prendre fin, puis il y a eu la grippe espagnole, puis les années folles. Parce qu’il y avait cette immense soif de vivre. Pour moi, c’est une partie de l’équation. L’autre question, c’est de savoir si c’est financièrement réalisable.
C’est là que plusieurs considérations se rejoignent. Le consommateur américain a beaucoup d’argent et veut vraiment le dépenser. Depuis février, les ménages américains ont économisé 1 500 milliards de dollars de plus qu’en temps normal. Cet excédent équivaut à environ 10 % des dépenses des ménages en 2019. Et depuis fin 2019, les consommateurs ont remboursé 150 milliards de dettes renouvelables. Ils ont fait plus de 2 000 milliards de dépôts dans des instruments du marché monétaire.
La valeur nette de leurs logements a grimpé de 1 000 milliards et leurs gains boursiers ont largement dépassé ce chiffre. Dans l’ensemble, la plupart des Américains et, selon moi, la plupart des Canadiens, n’ont jamais été aussi bien lotis financièrement. La valeur nette totale des ménages a augmenté de 5 000 milliards aux États-Unis.
Mais j’insiste sur « dans l’ensemble ». Beaucoup de familles ont été gravement touchées, sans doute irrémédiablement, par cette crise.
On peut réfléchir à cette question avec les mesures de la tendance centrale... c’est-à-dire la moyenne, la médiane et ce qu’on appelle le mode. Cette étude est très révélatrice.
Environ 60 % des particuliers qui gagnent, disons 100 000 $ par an, ont pu travailler de chez eux l’année dernière. Mais seuls 10 % de ceux qui gagnent 40 000 $ par an ont pu travailler à la maison.
Cette crise a aggravé le problème de l’inégalité des revenus et des richesses. Et c’est une vraie menace pour la démocratie. C’est peut-être le sujet d’une autre discussion. Mais on constate actuellement que le tissu démocratique se déchire par endroit, parce que dans un sens – et c’est le chef de l’information de Morgan Stanley qui a fait valoir qu’essentiellement, nous avons eu du socialisme pour les riches et du capitalisme pour les pauvres.
Et ce qu’il veut dire, c’est que ceux qui avaient des économies, qui étaient propriétaires de leur maison, ont grandement profité de la politique monétaire et budgétaire de l’année dernière, et leur épargne a augmenté. Ceux qui ne font pas partie de ce groupe ont connu une expérience très différente. Et on ne sait pas si la démocratie peut perdurer sans classe moyenne. Personnellement, je crois que c’est impossible. Mais ça fait partie des tensions qui existent actuellement. Dans l’ensemble, on peut financer des années 20 au deuxième semestre. Si on résout le problème du virus, on pourrait vivre une période remarquable.
Bill, vous nous avez dressé un très bon tableau de ce à quoi vous allez porter attention cette année. Le retour des consommateurs sera très important, avec leur envie de profiter de la vie, de dépenser. Mais vous avez fait allusion à certaines choses qui, je crois, ont des implications à beaucoup plus long terme – les inégalités et peut-être d’autres choses que vous constatez. Qu’est-ce que vous gardez en ligne de mire, dans vos anticipations au-delà de cette année?
Surtout la technologie, je dirais, et les médias sociaux. Pour résumer, deux types de sociétés de surveillance sont en train de se développer. L’année dernière, on parlait un peu de la Chine. Et la société chinoise est clairement une société de surveillance, qui attribue des notes sociales à ses citoyens. Et le Premier ministre Xi a déclaré que tant que votre note sociale est suffisamment élevée, le monde entier vous est ouvert. Si votre note sociale est trop faible, vous devrez rester chez vous.
Il y a donc ce type de surveillance. Aux États-Unis, on assiste à un phénomène assez peu reconnu mais qui commence s’amplifier. Et c’est en lien avec le rôle des médias sociaux qui, dans les faits, opèrent aussi une forme de surveillance : une surveillance capitaliste. Ça va devenir une question centrale. C’est la question des données, vos données. Qui vous connaît à travers ces données? Savez-vous que quelqu’un collecte des données sur vous? Et qui décide de ce qu’ils peuvent en faire?
Ce sont donc des questions qu’il va falloir régler. Ça se passe sur les marchés boursiers. Si vous regardez l’ampleur de l’excédent budgétaire, vous verrez qu’il est substantiel, c’est du jamais vu. Et ça va continuer. Le programme de Biden est essentiellement axé sur la relance budgétaire. Il voulait une enveloppe de plus de 2 000 milliards de dollars. Il ne l’obtiendra pas, mais il obtiendra quelque chose, au moins la moitié.
Les hausses d’impôt vont diminuer les prévisions de bénéfices sur les marchés boursiers. Les réglementations vont se resserrer. Notamment dans les secteurs de l’énergie, de l’environnement, du crédit à la consommation, et je pense pour les grandes sociétés technologiques. Et quant au commerce avec la Chine – nos politiques seront sans doute très différentes de celles de l’administration précédente. Cela dit, il y a cette énorme demande refoulée.
Si on fait le bilan, les conditions sont réunies pour de nouvelles années folles, avec de nouvelles mesures de relance en renfort. Si on regarde le marché boursier, les valeurs sont justes. Elles ne sont ni particulièrement surévaluées ni sous-évaluées. L’important, c’est de savoir si les taux resteront aussi bas. Si c’est le cas, je crois qu’il y aura des occasions à saisir.
Les gens s’inquiètent souvent de la reflation. Ce n’est pas un problème tant que l’inflation ne se répercute pas sur les salaires. Et la technologie est intrinsèquement très déflationniste. Donc à moins que l’inflation ne se répercute sur les salaires, ce n’est pas un problème. Il se peut donc que les taux obligataires augmentent un peu – peut-être de 130 points de base d’ici la fin de l’année sur les titres à 10 ans. Mais nous ne prévoyons pas de forte hausse.
Et c’est en partie dû à ce que l’on appelle « l’argent magique » – une expression imagée qui désigne en fait quelque chose de très sérieux. C’est la théorie monétaire moderne. Pour bien comprendre la théorie monétaire moderne – et je crois qu’on est entré dans une nouvelle ère – il faut s’intéresser un peu à l’Histoire. Dans les années 30, John Maynard Keynes a publié ses théories et, dans le monde entier, on a adopté bon nombre de ses recommandations. Résoudre les problèmes de demande de la Grande dépression par la politique budgétaire.
Il est devenu l’homme de son temps, pour ainsi dire. Ces principes ont fonctionné jusque dans les années 80. Là, on a connu une situation étrange, avec une baisse du chômage et une inflation élevée. Une chose que les keynésiens n’avaient pas anticipé et ne pouvaient pas expliquer. On est alors passé à la théorie monétaire et à Milton Friedman, de l’école de Chicago. Selon lui, si la vélocité de la monnaie est constante, et tant qu’elle ne change pas, on peut contrôler le PIB et ses composantes, les prix et la croissance réelle, en contrôlant la masse monétaire.
Et ça a bien fonctionné jusqu’en 1998, quand le monde a commencé à s’effondrer. La théorie monétaire moderne, c’est essentiellement un accord entre le gouvernement et la banque centrale. La banque centrale financera les déficits publics. Et personne ne sait quelles sont les limites. On le saura quand on les aura atteintes. Mais pour l’instant, il est tout à fait possible de financer ce déficit. Et c’est la chose à faire, étant donné la pandémie que nous venons de traverser. On ne sait donc pas très bien où tout cela va mener. Mais la théorie monétaire moderne est une réalité.
Une autre question quelque peu apparentée, c’est celle de l’argent numérique. Et les banques centrales vont tôt ou tard se lancer dans ce secteur. La Banque des règlements internationaux a publié plusieurs documents importants. Bon nombre des auteurs sont des Canadiens. Et les économistes canadiens connaissent très bien ces concepts.
Mais c’est quelque chose qui va se matérialiser, à mon avis, parce que c’est un moyen très efficace d’appliquer les mesures de politique budgétaire. On s’affranchit des frictions qui sont inévitables lorsque l’on passe par d’autres mécanismes. Quoi qu’il en soit, nous pensons que les évaluations sont justes, et tant que les taux obligataires seront bas, le marché restera raisonnable.
En fin de compte, on s’attend à des résultats à un chiffre. L’inflation n’est pas un problème tant qu’elle n’affecte pas les salaires. Voilà comment on résumerait nos prévisions à l’égard du marché.
C’est incroyable, Bill... un éclairage absolument incroyable. J’allais dire, on ne pourrait pas avoir plus de – Je crois que les gens sont submergés d’information sur des questions stratégiques qui touchent le marché. Je vous remercie d’avoir fait le point pour nous.
Merci beaucoup. J’espère qu’on pourra se reparler bientôt.
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