Considérées comme de véritables œuvres d’art, les chaussures de Manolo Blahnik ont réussi à se tailler une place parmi les plus grands noms de la mode de la planète. Ce designer est en tournée mondiale pour son exposition intitulée The Art of Shoes, et le seul arrêt en Amérique du Nord a lieu à Toronto. Kim Parlee et Manolo Blahnik discutent de créativité, d’inspiration et d’affaires à l’exposition du designer, qui est commanditée par Gestion de patrimoine TD.
Depuis près de 50 ans, l’élite de la mode convoite les chaussures de Manolo Blahnik.
De son vrai nom Manuel Blahnik Rodriguez, il a été inspiré par une mère en vue. Il étudie l’art à Paris, puis travaille à Londres dans le commerce de détail. Dans les années 70, il rencontre la rédactrice en chef du Vogue américain. Impressionnée par ses esquisses de chaussures, celle-ci lui conseille de se consacrer à la chaussure.
Il suit ce conseil. Il fabrique à la main chaque chaussure avant de l’envoyer à la production et s’assure que chaque chaussure à talon aiguille et bout découpé produite correspond à l’original. C’est cette qualité qui en a fait une figure de la culture populaire en matière de luxe.
Quel est le secret de sa réussite? Le fait d’attacher plus d’importance à la créativité qu’à la commercialisation. Et, ironiquement, c’est peut-être le secret de sa réussite commerciale. Voici mon entretien avec Manolo Blahnik.
Vous avez 30 000 styles de chaussures dans une collection privée. Est-ce vrai?
Oui, c’est vrai. Deux personnes s’en occupent : l’une, jeune, se nomme Georgia, l’autre se nomme Chris. Elles font un travail incroyable. Il nous reste cinq ans pour achever de réunir la collection.
Toutes les chaussures sont de vous?
Elles sont toutes de moi, oui. Je travaille depuis des années. Je travaille depuis près de 49 ans.
J’ai fait le calcul. 45 ans. Deux paires par jour.
Oh, plus, parfois... selon mon humeur.
Oui.
Si je dors bien et rêve abondamment à des chaussures, je fais des créations sans arrêt. Est-ce ainsi que vous viennent vos idées?
La nuit, oui.
Que faites-vous? Comment retenez-vous ces idées?
J’ai un grand bloc à dessin, un gros crayon avec une longue corde, je me réveille, me rend à la salle de bains et fais des choses.
Des dessins? Ou ne faites-vous que noter vos idées?
Je griffonne, la nuit. Il se peut que je sois dans les vapes, mais je fais ça. C’est ainsi que me viennent mes idées. Ça semble idiot, mais c’est la vérité.
Vos débuts, Ossie Clark, l’escarpin.
Je m’en souviens comme d’une chose inoubliable, parce que c’a été une sorte de catastrophe. J’ai fabriqué des chaussures pour Ossie. C’a été un grand privilège d’être invité à contribuer à sa collection. Ossie était une star à Londres. Tout le monde le copiait. Tout le monde l’adulait. J’ai été invité à faire des choses. Et j’ai fait une collection. Les escarpins étaient très beaux, hauts, en caoutchouc, mais je n’avais pas mis d’acier à l’intérieur, je ne m’y connaissais pas beaucoup en chaussures. Toute ma vie a été marquée par les coïncidences ou par la chance.
Quand j’ai vu le défilé, les filles qui n’arrivaient pas à marcher.
Elles n’arrivaient pas à marcher?
Non, elles n’y arrivaient pas. J’avais tellement honte, je suis sorti, puis j’ai entendu les gens applaudir, applaudir et finir par dire : ah, c’est une nouvelle façon de marcher! Mon Dieu! C’était grotesque, mais ils ont adoré ça. Les filles faisaient oui, oui!
C’est intéressant. Il s’agit de vos débuts. Vous parlez de ce qui a lancé votre carrière, mais votre marque appartient à l’ultraluxe, qu’avez-vous fait que d’autres n’ont pas fait pour être dans l’ultraluxe?
Je ne sais pas. Je n’ai pas...
Vous ne voyez pas ça de cette façon?
Non, non.
Comment vous voyez-vous?
Je fais de très bonnes chaussures, les gens les portent et en sont satisfaits. Et voilà.
Voilà.
Oui, voilà. Je n’ai pas toujours de vedettes de cinéma ou de membres d’une famille royale. Je préfère avoir tout le monde.
Oui.
Parfois, les gens que je préfère sont dans la rue. Quand je vois des vêtements que je trouve incroyables, je m’arrête et les regarde. C’est génial. Il y a des femmes qui font ha! c’est charmant.
Vous leur parlez? Vous vous approchez et leur parlez?
Ça dépend de mon humeur. Si je suis d’humeur à faire ça, je dis bonjour, vous êtes magnifique. En fait, c’est ce que je fais tout le temps. Si je vois quelqu’un, je dis : vous êtes superbe!
Je suis sûre que, venant de vous, ça fait drôlement plaisir.
Vous ne savez pas qui je suis, mais qu’importe!
Vous devriez vous présenter.
Je le fais parfois.
Dites-moi, vous êtes un artiste... je...
Oh!
Vous n’aimez peut-être pas le titre, mais c’est ce que vous êtes. Vous êtes un créateur. Les idées viennent de vous. Vous parlez de vos rêves, d’où viennent vos idées. En même temps, vous avez une entreprise. Comme conciliez-vous les deux?
Je ne m’occupe pas de l’aspect affaires. Ma nièce, qui est directrice générale de l’entreprise, s’occupe de ça. De moi-même, je ne pense jamais à ça, parce que, dans mon temps, on ne songeait pas à l’aspect commercial ou à ce que ça coûtait. On travaillait parce qu’on aimait ça et que ça nous rendait heureux. Je parle des années 70.
Oui.
C’était génial. Maintenant, c’est : oh, mon Dieu! c’est du crocodile, on ne peut pas l’utiliser, c’est trop cher! On ne peut pas utiliser ça. L’argent entre toujours en ligne de compte, ce qui n’était pas le cas dans mon temps.
Ça vous influence à ce point? Ou en faites-vous abstraction?
J’écarte encore complètement toutes ces choses et je fais ce que je veux.
Faites-vous encore ça tout seul?
Tout à fait.
Je ne pense pas que les gens... il n’y a pas d’équipe. C’est vous.
Oh, non, non. L’équipe, c’est moi. Et à la fabrique, le coupeur, parce que je déteste faire ça... mesurer, et 31, 32. C’est horrible, mais j’aime tout faire moi-même... le dernier talon haut, tout. Parfois, ça connait du succès, parfois, non, mais je vous le dis, je fais tout moi-même et j’adore ça. Vous savez, autrement, ça ne m’intéresse pas.
Rien d’autre?
Non, j’adore ça! Lire et créer mes chaussures pour femmes, ça me rend heureux.
Vous préparez-vous à la retraite? Est-ce que vous vous y préparez? Est-ce que c’est...
Oh non! La retraite? Non. Peut-être quand je vais m’effondrer ou avoir... Peut-être. Non, je n’ai pas le projet de relaxer. Je ne veux pas relaxer... me retirer... ce n’est pas ce que je veux. Si les gens aiment mon travail...
Vous êtes heureux de continuer ainsi.
Oui.
Si vous deviez donner un conseil à propos des secrets de la réussite... qu’il s’agisse d’un artiste ou d’un entrepreneur ou d’une entreprise, quelles sont certaines des choses qu’il faut faire?
Un des secrets est une connaissance incroyable de ce qu’est la fonction de ce vous portez dans vos charmantes extrémités. Vous devez aussi savoir quel est le design de ce que vous allez offrir, connaître la qualité des matériaux et répéter la même chose, c’est à ça que je pense.
Oui.
Le prix, souvent, je ne pense même pas à ça.
Quel est le prix?
Il est élevé, car c’est beaucoup de travail et de matériaux magnifiques. C’est un de mes pires défauts.
Que voulez-vous dire?
Je devrais songer à la vente, et je ne le fais pas.
Oui, et vous ne le faites pas.
C’est arrivé. C’est arrivé parce que c’est arrivé. Je n’y pense jamais...
Quelle chaussure avez-vous aimée qui n’a pas été un succès commercial?
Celle-là, par exemple.
Oui.
Je l’aimais parce qu’elle évoquait une geta japonaise. J’avais séparé les talons [INAUDIBLE]. Il y a eu peut-être trois personnes.
Ce n’était pas facile de marcher.
Isabella Blow. Qui y avait-il d’autre? Daphne Guinness et quelqu’un d’autre. Une de ces filles excentriques en Angleterre. Ça n’a pas du tout été un succès commercial.
Quelles sont vos chaussures préférées?
Celles que je porte. J’aime les Oxford.
Oui?
Je les adore. Pour femmes, aussi.
Vraiment?
Y compris les chaussures plates pour femmes.
Pour une femme en tenue habillée, entre la mule, le talon aiguille et le talon kitten, que préférez-vous?
Le talon kitten. J’adore le talon kitten. Je l’ai toujours adoré. Je n’ai jamais cessé de fabriquer des souliers à talon kitten, j’aime ça. Certaines saisons, les ventes stagnent d’autres saisons, elles sont incroyables. Nous avons une mule qui a 40 ans environ. Et cette année, nous avons causé une surprise à New York et à Londres. Les ventes sont fantastiques. Nous avons fait une mule, pour quelqu’un de New York, je pense, Perry Ellis. Non, Isaac Mizrahi. C’est venu de quelqu’un qui a eu l’idée de la remettre en vogue, et c’a été un grand succès.
Si une femme devait se limiter à une paire... une...
Une paire d’escarpins.
Une paire d’escarpins Monolo? Laquelle?
Non, ça n’a pas d’importance. Une des miennes ou... mais des escarpins.
Mais lesquels? Quels escarpins?
Simples. Le soulier le plus difficile à faire pour moi est un escarpin simple. Vous pouvez enjoliver un escarpin, faire tout ce que vous voulez, mais l’escarpin doit être techniquement parfait pour être confortable.
Merci.
Je vous en prie.
Merci. Manolo Blahnik, l’homme, la légende. Vous saviez qu’il considère chacune de ses chaussures comme un membre de sa famille? Sa famille compte 30 000 membres. Il a donné un nom à la plupart. Vraiment une personne incroyable!