
L’épidémie de coronavirus continue de menacer la croissance économique et de perturber les marchés financiers partout dans le monde. Kim Parlee et Beata Caranci, économiste en chef, Groupe Banque TD, discutent de certaines des questions les plus urgentes en ces temps très incertains.
[MUSIQUE]
KIM PARLEE : Bonjour à tous et bienvenue au balado Parlons Argent. Je m’appelle Kim Parlee et je suis en compagnie de Beata Caranci, économiste en chef du Groupe Banque TD. Beata et moi ne sommes pas côte à côte à des fins de distanciation sociale. On va s’entretenir dans le cadre d’un balado, comme je le disais pour vous faire part de points intéressants contenus dans votre dernier rapport. Beata, comment allez-vous?
BEATA CARANCI : Je vais bien.
KIM PARLEE : Excellent.
BEATA CARANCI : Je n’ai pas à me plaindre.
KIM PARLEE : Parfait. Il se passe beaucoup de choses, n’est-ce pas... Vous avez publié un rapport qui, selon moi, survole bien toutes les questions que les gens se posent en ce moment. Les mesures prises partout dans le monde pour combattre la COVID-19 relèvent du jamais vu. En termes de réaction, on a vu des mitrailles monétaires. On a vu des mitrailles fiscales. Bien des choses émergent, mais beaucoup de gens se posent finalement une seule question : se dirige-t-on vers une récession?
BEATA CARANCI : Voilà la grande question. Et je pense que c’est lié aux perspectives quant à la durée des interruptions en cours et à leur ampleur... la portée d’évaluation du marché de l’emploi au pays – pas seulement du point de vue des interruptions de travail, mais des pertes d’emploi réelles.
Alors, on sait qu’on va franchir la barre en termes de durée – désolée, pas de durée, mais en termes d’intensité. On connaîtra une contraction plutôt marquée au deuxième trimestre, qui s’amorce en mars, mais s’étendra au deuxième trimestre vu les perturbations. Le PIB peut baisser d’environ 3 % minimum aux États-Unis et au Canada. C’est plus ou moins sûr à ce stade.
Mais la grande inconnue reste la durée. Verra-t-on les mesures de confinement perturber l’activité au point où ça déborde sur la fin du deuxième trimestre, jusque dans le troisième trimestre?
Ce serait insoutenable pour les entreprises. Il y a beaucoup de mesures gouvernementales. On en annonce pratiquement chaque jour. On a déjà trois programmes de relance annoncés au Canada, et les États-Unis essaient aussi de déployer une artillerie, qui représente environ un billion de dollars. Il s’agit de freiner les pertes d’emploi à court terme. Mais si l’on n’a pas une solide source de revenus et que la crise perdure des mois, on ne tiendra probablement pas la route et les pertes d’emploi risquent de se multiplier à travers le pays.
Alors, l’aspect de la durée est celui qu’on essaie d’éclaircir. Personne ne sait, même pas les gouvernements. On peut seulement attendre.
KIM PARLEE : Je pense que le plus difficile pour beaucoup de gens... et nous en avons déjà parlé, c’est qu’en entrant dans cette période, le Canada n’était pas aussi solide économiquement que les États-Unis. Ajoutez à ça la situation du pétrole, marquée par les turbulences – le Western Canadian Select est passé sous la barre des 10 $. Le tout se répercute gravement, bien sûr, sur l’Ouest canadien également.
BEATA CARANCI : Oh, bien sûr. Ce qu’on entrevoit pour l’Ontario ou le Québec, comparativement à l’Alberta, est très différent. Il va sans dire que l’Alberta connaîtra une récession – une vraie en termes de pertes d’emploi parce qu’elle est affectée sur deux fronts. Ensuite, bien sûr, il y a l’effet du marché financier, qui mine la confiance à l’égard de plusieurs facteurs.
D’autres provinces qui ont entamé le trimestre d’un pied plus ferme, comme l’Ontario et le Québec, sont plutôt touchées par les mesures de confinement, qui auront un effet à long terme sur l’emploi. Les provinces productrices de pétrole sont certainement en fâcheuse position dans ce contexte, et on ne peut que s’en désoler, car elles encaissent un double choc.
KIM PARLEE : Et le marché boursier? Je veux dire... Personnellement, j’ai eu des haut-le-cœur en voyant l’activité sur les marchés. Doit-on craindre les fortes fluctuations du marché boursier, selon vous?
BEATA CARANCI : Oui, il est affolant de voir ça parce que certains mouvements sont très marqués Ce n’est pas tant la période baissière... On est nettement en territoire baissier. Et on a déjà connu ce genre de période. Vous savez, c’était techniquement le cas en décembre 2018 – une période qui ne découlait pas vraiment d’un incident économique lié à l’emploi, à l’activité ou autre. Il s’agissait plus d’un choc de confiance.
Aujourd’hui, ce qui est différent, c’est l’ampleur du mouvement, qui avoisine un écart-type de sept par rapport aux normes historiques. Ainsi, l’importance et la vitesse du mouvement sont plus élevées que ce qu’on a vu dans le passé. Et je pourrais probablement en faire fi s’il ne s’agissait que du marché financier, mais ce n’est pas vraiment ce qui se passe. Ce qui force l’attention, c’est qu’on perçoit des signes de stress financier liés aux mesures de crédit et de liquidités, soit sur les marchés obligataires et des obligations de sociétés en particulier, et pour l’accès au crédit...
C’est ce qui complique beaucoup les choses et amplifie le choc économique, car des sociétés pourraient se voir refuser l’accès aux liquidités et au crédit. Et comme on l’a déjà noté – on a plusieurs rapports qui disent : écoutez, on sait que les sociétés canadiennes et américaines sont très endettées, mais rien ne sert de s’inquiéter, jusqu’à l’arrivée d’un catalyseur, d’un élément qui rend la reconduction des dettes plus difficile.
Personne n’aurait imaginé auparavant que le catalyseur serait une pandémie. Les fermetures d’entreprises en ce moment vont compliquer la tâche pour garantir le financement des dettes. Voilà l’éventuel catalyseur qui vient amplifier le risque lié au marché financier. C’est pourquoi, selon moi, les investisseurs réagissent – non seulement on ne sait pas quand la crise sanitaire prendra fin, mais il faut maintenant établir quelles sociétés sont à un tournant décisif.
KIM PARLEE : Navrant... Parlons des banques centrales. Pourquoi voit-on les banques centrales descendre si bas, alors qu’elles n’ont qu’une très faible marge de manœuvre? Pourtant, les taux étaient déjà à des creux historiques.
BEATA CARANCI : Mais ici, il faut se placer du point de vue de la gestion de risque parce que les banques centrales doivent évaluer le niveau de risque sur la base des risques qui entourent le choc en soi. Si le choc est léger et qu’on estime qu’il sera de courte durée, si on peut entrevoir l’issue avec certitude, c’est-à-dire si on peut estimer et prévoir un commencement et une fin, il est moins urgent de réagir sur le plan monétaire. Soit on compose avec, soit le gouvernement intervient de manière ciblée.
Mais on a maintenant affaire à un choc assez brutal. La part d’incertitude est énorme. On ne sait pas trop si les mesures en branle seront suspendues. C’est exactement le concours de circonstances où la banque centrale doit d’intervenir pour injecter des liquidités et raviver la confiance sur le marché. Voilà pourquoi la Réserve fédérale et la Banque du Canada sont vite intervenues et ont réduit les taux.
Elles sont maintenant mieux placées que les autres banques centrales, qui doivent envisager d’autres mesures. Mais on a vu dimanche une baisse de 100 points de base aux États-Unis.
C’est un vraiment un moment historique à divers égards, montrant l’ampleur estimée du choc.
Ainsi, ce n’est donc pas parce qu’on a moins de force de frappe qu’il faut s’abstenir. Il faut en fait intervenir plus rapidement en vue d’empêcher les dynamiques négatives de s’ancrer pleinement dans le système financier et l’économie, compte tenu de la faible force de frappe. C’est logique, non? Essentiellement, il faut se montrer agressif dès le début pour atténuer le choc parce qu’il n’y aura plus grand-chose à faire par la suite.
KIM PARLEE : Oui, agir en amont et essayer de régler la situation avant qu’elle dégénère. On se croise les doigts.
Dieu vous entende! Quels sont les risques baissiers pour les taux d’intérêt? C’est-à-dire, on sabre les taux, mais à un moment, il faudra les remonter.
BEATA CARANCI : Effectivement. Et tout le monde sait que c’est beaucoup plus facile de les réduire. C’est souvent accueilli favorablement. Il est moins facile d’opérer une hausse. Et on le sait parce qu’on l’a vu en 2013, au sortir de la crise financière, quand l’économie se portait plutôt bien. La Réserve fédérale a dit qu’elle n’avait pas l’intention d’arrêter l’assouplissement quantitatif, à savoir les achats d’actifs. Elle voulait juste modérer son action. Mais on a assisté à une réaction négative au retrait potentiel de la relance – les marchés n’ont pas apprécié, d’où la hausse de taux des obligations du Trésor à 10 ans de 100 points de base sur quelques mois, qui a ébranlé ceux qui sont dans l’arène de la consommation, où tous les prix dépendent des taux.
Oui, il est difficile de hausser les taux d’intérêt quand on voit l’envers des choses. Mais on traverse le pont arrivé à la rivière. L’unique raison de hausser les taux du point de vue inverse, c’est que l’économie semble assez solide pour absorber les craintes. C’est donc moins préoccupant à ce stade. Il faut transmettre un message uniforme et miser sur un bon coussin économique, qui permettra d’assimiler une partie du choc. Mais il reste difficile pour les banques centrales de réorienter la communauté – pas la communauté, mais les communications. Les marchés n’aiment pas qu’on leur retire le plat de bonbons.
KIM PARLEE : Et pouvez-vous me parler des conséquences involontaires? Je ne dirais pas qu’elles sont imprévues, mais elles ne sont pas voulues. Au Canada, évidemment, l’habitation, la bulle immobilière préoccupent les gens. Les faibles taux d’intérêt pourraient faire monter les prix. Et avec les dépenses gouvernementales qui affluent, c’est problématique. Les gouvernements sont déjà bien endettés.
BEATA CARANCI : Oui, en ce sens... On ne s’inquiète pas pour le moment étant donné que le choc actuel comporte son lot d’ambiguïté. On ne craint pas que les gens dépensent trop. On craint plutôt un repli de la confiance ou de la demande. Pour ce qui est des faibles taux d’intérêt, on nous pose des questions du genre : est-ce que ça favorise la bulle immobilière?
On ne s’inquiète pas ici, tant qu’on alimente la confiance pour soutenir la demande. Si la demande se raffermit et s’accélère davantage que prévu, c’est positif. La banque centrale peut alors faire demi-tour pour ce qui est des taux d’intérêt. Sinon, on se tournera vers des règles macroprudentielles, ce qui est plus probable, à savoir les organismes de réglementation et les simulations de crise pour l’admissibilité hypothécaire – ce genre de choses pour atténuer la réaction. En somme, la banque centrale ne gère pas le marché immobilier d’une ville en particulier, comme Toronto. Elle gère la conjoncture et les conditions économiques de tout un pays.
On s’en remet donc aux organismes de réglementation au niveau provincial, mais on garde à l’œil les objectifs pour le bien de tout le pays, comme le font les gouvernements pour la relance. Si on se retrouve dans une situation où les fortes dépenses des gouvernements et des banques centrales favorisent la consommation des ménages, c’est positif parce que le risque est gérable.
KIM PARLEE : Dernière question pour vous. Votre travail se complique beaucoup pour ce qui est d’entrevoir tout ce qui s’en vient. Et j’ai appris aujourd’hui que des analystes disent – des analystes financiers... et des sociétés disent qu’à ce stade, il y a beaucoup d’« estimations avisées ». C’est difficile. Très difficile. Alors, comment est-ce que vous... À quel point peut-on faire des prévisions? Et je ne pense pas seulement à vos confrères, mais aux entreprises qui essaient de voir où vont les choses.
BEATA CARANCI : Ce n’est vraiment pas évident sur ce plan parce que même les gouvernements disent de plus en plus... Vous savez, on est en saison budgétaire. En mars et au début avril, les gouvernements annoncent leur budget, mais pas cette fois. Beaucoup reportent l’annonce parce qu’ils n’arrivent pas à savoir à quoi ressembleront les recettes. Ils savent plus ou moins où affecter les dépenses, mais n’arrivent pas à établir l’autre partie du bilan.
Alors, l’incertitude règne de tous les côtés. Et je pense que, dans le domaine économique, il faut surtout tenir compte de l’historique, mais la situation est plutôt inhabituelle. Alors, on cherche activement les indicateurs à haute fréquence en temps réel.
Les marchés du crédit, comme je l’ai dit, sont vraiment à surveiller. Si la persévérance et les perturbations augmentent à ce chapitre, le risque de récession augmentera sûrement, car ce serait intenable à long terme.
Des données à haute fréquence – il y en a beaucoup aux États-Unis dans les demandes d’assurance-chômage. Les gens au chômage qui demandent des prestations nous donnent une idée du choc qui se produit dans le secteur de l’emploi.
Il y a aussi les indicateurs avancés à l’échelle d’autres pays. La Chine, la Corée du Sud, l’Italie, la France... D’autres pays ont amorcé le cycle de la pandémie avant les pays nord-américains. On voit déjà la Chine montrer des signes annonciateurs de reprise économique. Ce n’est peut-être pas le meilleur exemple pour l’Amérique du Nord étant donné les mesures de quarantaine beaucoup plus strictes. Alors, on regarde du côté de l’Europe, des pays comme l’Italie, plutôt lents à emboîter le pas, ce qui est un peu plus à l’image de ce qu’on voit, surtout aux États-Unis. Si ces économies peuvent se redresser en avril, on pourra envisager une évolution comparable, ce qui limiterait certains inconvénients pour nous. En bref, on observe les autres pays, les données à haute fréquence et les marchés financiers, en particulier.
KIM PARLEE : Beata, merci. Merci pour le temps que vous m’avez accordé. Je sais que vous êtes occupée. Au plaisir de vous reparler bientôt. Portez-vous bien.
BEATA CARANCI : Merci, vous aussi.
Bonne journée!
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