
La réouverture des économies marque les premières étapes d’une reprise économique. Mais avec l’augmentation des cas de COVID-19 aux États-Unis, les faibles signes de vie de l’économie s’étoufferont-ils vite? Kim Parlee et Beata Caranci, économiste en chef, Groupe Banque TD, discutent des perspectives d’une reprise économique.
Beata, commençons par une vue d’ensemble. Les États-Unis ont entamé leur réouverture à divers niveaux. Aujourd’hui, beaucoup d’États font marche arrière. Selon vous, quelle est la situation économique et où en est la reprise aux États-Unis?
Eh bien, quand on examine les données de mai et de juin, il est certain qu’on constate des rebonds importants. Et à relativement large échelle. Le secteur manufacturier est revenu en phase d’expansion environ un mois plus tôt que prévu. C’est un point positif. Les activités de service ont regagné du terrain. On est très loin des niveaux d’avant, mais les chiffres allaient dans la bonne direction. Deux rapports consécutifs présentaient aussi de solides données pour l’emploi. Le plus récent présentait 5 millions d’emplois créés environ. Il reste donc 14 millions de personnes sans emploi de plus par rapport à avant, mais au moins, dans l’ensemble, tout allait dans la bonne direction.
Mais comme vous l’avez dit, la reprise des activités est en train de marquer une pause. Certains États font marche arrière, mais pas autant qu’on pourrait s’y attendre. Si vous vous souvenez des mois de mars et d’avril, où tout le monde était en quelque sorte enfermé et encouragé à rester chez soi, on observe des petits ajustements. Par exemple, au Texas, la capacité des restaurants a été ramenée de 75 % à 50 %. C’est tout de même plus qu’en mars et en avril.
Mais nous pensons qu’a priori, on a déjà atteint le sommet pour ce qui est de l’élan et des sursauts de croissance. L’élan va se poursuivre et la reprise peut continuer, mais à un rythme beaucoup moins rapide.
L’un de ces sursauts, comme les derniers chiffres sur l’emploi que vous avez mentionnés : 4,8 millions de postes créés. C’est plus que ce qui était prévu. Comment interprétez-vous ce chiffre ou sa composition? J’ai entendu un commentateur dire que si le taux de chômage passait sous la barre des 10 %, ce serait une reprise totale. Qu’en pensez-vous?
Oui, le taux de chômage se situe actuellement autour de 11 %. Il a baissé de 2 points, plus rapidement que ce que prévoyaient beaucoup d’analystes. En juin, environ 60 % des emplois ont été créés dans la vente au détail et les loisirs.
Or, ce sont les deux secteurs où les pertes d’emplois ont été les plus lourdes. On observe donc une reprise là où les pertes ont été prononcées. Mais maintenant, ce secteur se retrouve lui aussi en situation d’attente. Il est donc peu probable que ces embellies se poursuivent.
Prenons l’exemple de New York, qui a fait de l’excellent travail pour aplatir la courbe de la COVID et contenir l’épidémie. La ville s’apprêtait à passer à la troisième étape qui allait autoriser la réouverture des salles à manger, comme les restaurants. Et la réouverture a été reportée, non pas à cause de la courbe de la COVID, mais à cause de ce qui se passe en Floride, au Texas et en Californie. Tous ces emplois sont donc maintenant en suspens. Et c’est un secteur assez important dans cet État. Voilà pourquoi on pense qu’on ne verra sans doute pas ces fortes progressions en matière d’emploi.
Nous le savons parce que le nombre de demandes d’allocations d’assurance-chômage atteint des sommets historiques. Et il y a ceux qui ne reçoivent plus d’indemnisations et qui sont rappelés au travail... Il y a eu un grand mouvement de reprise au début. Mais maintenant on observe un ralentissement.
Ces quatre dernières semaines, les gens ne sont pas retournés massivement au travail comme c’était le cas les deux premières semaines. On a donc vraiment l’impression que le rythme ralentit.
Vous êtes récemment intervenue en public et vous avez parlé des quatre étapes du cycle économique protection, rétablissement, renforcement et fonctionnement. Où en sommes-nous? Quelle étape?
La récupération est le point de départ d’une certaine mobilité. On n’est certainement pas en mesure de retourner durablement au même niveau d’activité, mais on augmente les capacités. Et c’est là que l’économie se trouve actuellement.
Et nous pensons que cette phase de récupération est relativement longue, parce qu’il nous faut un vaccin ou des traitements vraiment efficaces pour réduire le taux de mortalité et les risques au sein de la population. Et ça n’arrivera probablement pas avant 2021.
Et qu’en est-il de la Fed? Il semble qu’elle va maintenir les taux pratiquement à zéro jusqu’en 2022. La Fed mène un programme d’achat massif sur le marché en ce moment. Vous avez parlé d’aplatir la courbe de la COVID. Je crois que la Fed cherche à aplatir la courbe des taux pour le moment.
À votre avis, dans quelle mesure la Fed intervient-elle? Je devrais ajouter que c’est le président de la Fed, Jay Powell qui a dit que la Fed ne pouvait pas régler cette crise sanitaire, mais qu’elle faisait de son mieux pour résoudre les autres problèmes.
Oui. Ce que la Fed peut certainement faire, c’est maintenir autant que possible la confiance à l’égard du risque perçu et des marchés financiers. Mais pour répondre à votre question, il y a des limites évidentes. Et c’est pourquoi Jay Powell a défendu activement les dépenses budgétaires aux États-Unis pour s’assurer que l’on n’annule pas ces programmes prématurément.
Par exemple, on peut citer le complément de l’assurance-chômage. Les personnes sans emploi ont reçu 600 $ de plus. Ce programme expire à la fin du mois juillet. Et si à la fin de cette période, la reprise est encore très lente dans les segments à faibles revenus les plus fortement touchés, on va passer d’un choc du côté de l’offre à un choc du côté de la demande. C’est-à-dire que les revenus ne pourront pas soutenir la demande. Les gens épargnent plus par précaution. Les comportements changent. Ça prend beaucoup plus de temps se sortir de cette situation que de maintenir les revenus.
Quand l’économie peut rouvrir, on peut tout de suite mobiliser ces gens, et c’est exactement ce qu’on a observé tout au long des mois de mai et de juin. On constate que les plus forts retours aux habitudes de dépenses d’avant la crise se produisent en fait dans le segment des personnes à faibles revenus, et non dans celui des personnes à revenus élevés. Ces personnes peuvent se permettre de rester chez elles et de ne pas aller au restaurant. Elles investissent leur argent dans des véhicules récréatifs, des piscines ou autres. Donc les personnes plus aisées n’ont pas cet effet multiplicateur d’emplois qui provient traditionnellement des sorties et des dépenses. Par contre, les ménages à faibles revenus sont à l’origine de cette reprise.
Intéressant. Vous avez apporté un graphique sur la croissance du PIB réel aux États-Unis. Il s’intitule « Near-Term Outlook a Bit Brighter ». Dites-moi en quoi ces chiffres sont intéressants.
Oui, l’échelle du graphique est assez grande. On voit qu’on a révisé à la hausse nos données du deuxième trimestre. Mais quand on passe de moins 40 % à moins 30... J’imagine que tout est une question de perspective. Mais c’est une amélioration.
Je crois que ce qui s’est passé, c’est que les chiffres ont été excessivement revus à la baisse à cause des pertes historiques qu’on a subies dans tous les segments de l’économie. Et maintenant, la réouverture se produit plus tôt que prévu dans certains secteurs aux États-Unis. Cela explique en partie le problème. Mais en même temps, la reprise a généré un peu plus d’activité que prévu. Il y a donc eu des révisions à la hausse.
Mais si on regarde les prévisions à plus long terme, on a revu les chiffres à la baisse pour 2021, en raison de la lenteur de la reprise qui, selon nous, sera plus sporadique à partir de maintenant. Donc, le fait qu’il y ait un peu plus de dynamisme à court terme ne change rien au fait qu’à moyen terme. On ne peut pas vraiment s’engager sur la voie d’une reprise complète avec des restaurants ouverts au maximum de leur capacité, des parcs d’attractions et des aires de loisirs, tant qu’on ne peut pas être raisonnablement confiants par rapport aux répercussions sur la santé.
Parlons maintenant du Canada. Le Canada, comme tous les autres pays, a été très durement touché par le confinement. J’aimerais avoir votre avis sur ce qui se passe ici. Passons en revue quelques indicateurs, si vous le voulez bien.
Tout d’abord, l’emploi. Je crois que 2 millions de Canadiens ont perdu leur emploi. Vous avez un graphique qui montre ce qui se passe dans chaque province.
Oui, on a vu toutes les provinces commencer à montrer une reprise sur le plan des emplois avec les données de mai, sauf en Ontario. Et c’est directement lié à la vitesse à laquelle la réouverture se produit. L’Ontario a été la dernière province à rouvrir des segments de son économie. D’ailleurs, la région de Toronto a été la dernière à rouvrir partiellement. Quand nous recevrons les données sur l’emploi de juin, les chiffres seront sans doute inférieurs à ce qu’on pourrait attendre, parce que Toronto n’avait toujours pas rouvert durant la période examinée pour les statistiques d’embauche.
Toronto représente 45 % du marché de l’emploi en Ontario. Si Toronto est au point mort, c’est très difficile de parvenir à relancer l’économie à l’échelle de la province. L’Ontario restera probablement un peu à la traîne, au moins pour un mois de plus. On verra ensuite une certaine reprise et un regain de dynamisme.
Mais en mai, le Québec a vraiment mené la barque, avec 80 %. Une seule province, 80 % des emplois créés. C’est presque quatre fois le poids de la province dans l’économie. Et c’est parce que le Québec est passé directement de l’arrêt complet au redémarrage. La province a pris les mesures les plus sévères, en fermant la construction et le secteur manufacturier. Ce n’est pas ce qu’on a vu en Ontario. Et quand le Québec a relancé la machine, tout s’est débloqué en même temps. Vous avez donc vu une très belle reprise.
D’ailleurs, les services éducatifs sont presque revenus aux niveaux d’avant la crise. La province a donc bien rebondi.
J’aimerais vous poser rapidement quelques dernières questions. La demande sur le marché immobilier. Qu’est-ce que vous entendez, qu’est-ce que vous constatez?
Les Canadiens adorent l’immobilier. On a vraiment pu le constater très fortement au mois de mai avec une résurgence de l’activité et des ventes. Cela se reflétera probablement encore dans les chiffres de juin.
Toutefois, on parle vraiment de gros chiffres, comme on l’a vu dans le graphique du PIB. On voit des reculs de 40 %, 50 % ou 60 % en mars et en avril. Donc même si nous avons vu des rebonds importants en mai, les chiffres des ventes restent en situation déficitaire par rapport à avant la COVID. Et nous ne pensons pas que la situation va se redresser pour le moment. La reprise sera un peu laborieuse.
En fin de compte, le marché de l’immobilier est tributaire de deux facteurs clés. D’abord, où va le marché de l’emploi? Ensuite, l’immigration. C’est une question importante. Les niveaux d’immigration se sont vraiment effondrés au printemps. Et nous ne pensons pas qu’ils reviendront cette année aux niveaux qu’on a connus avant la COVID. Il y a donc deux facteurs faibles de demande qui frappent simultanément ce marché.
Le dollar. On le voit monter et descendre. Il se rapproche, en fait, je dirais même qu’il bouge en tandem avec le prix du pétrole. Que se passe-t-il et quelles sont vos prévisions?
Oui, le dollar a connu quelques moments difficiles. Beaucoup d’économistes s’interrogent sur la juste valeur marchande de la devise. Elle se situe entre 0,78 $ et 0,80 $. Nous n’y sommes plus depuis des années.
Ça tourne autour de 0,73 $ à 0,74 $, bien au-dessus du creux observé en mars, heureusement. Mais si vous analysez ce qui alimente le dollar, il y a tout d’abord l’écart de taux par rapport aux États-Unis. Est-il attrayant pour les investisseurs? Il n’y aura pas beaucoup de différence entre nous et les États-Unis. La Banque du Canada ne relèvera certainement pas les taux avant les États-Unis. Ce facteur ne pèsera donc pas énormément sur l’évolution de la valeur du dollar canadien.
L’autre facteur, comme vous l’avez mentionné, c’est le pétrole. On s’attend à une amélioration compte tenu de la réduction de l’offre, et la demande devrait augmenter l’an prochain. Mais c’est pour l’année prochaine. Il pourrait donc y avoir une remontée de la devise l’année prochaine.
Et un autre facteur relativement important, c’est le risque. Les capitaux n’affluent pas au Canada lorsque le risque est vraiment élevé à l’échelle mondiale, comme c’est le cas en ce moment. Cela devrait aussi s’améliorer l’année prochaine. On aura donc peut-être deux facteurs positifs nets pour le dollar l’an prochain. Mais, encore une fois, même si cela se produit, on s’attend toujours à ce que le dollar canadien plafonne à 0,75 $ ou 0,76 $, peut-être 0,77 $ les bons jours. Mais au bout du compte, on ne s’attend pas à une croissance économique vigoureuse. Les exportations sont toujours en difficulté dans le contexte actuel. Il y a donc encore beaucoup de facteurs qui pèsent sur le dollar...
Il y aura peut-être une embellie l’année prochaine, mais nous ne sommes pas sur la voie d’une normalisation de la devise.
Des commentaires très intéressants, comme toujours, Beata. Nous avons fait un bon tour d’horizon. Merci beaucoup d’avoir été des nôtres aujourd’hui.
Ça m’a fait plaisir.
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