Jeanne* a le cœur gros lorsqu’elle parle de sa ferme de 200 ans située à deux heures de Toronto. L’entreprise productrice de céréales et de bétail lui a été léguée par sa mère et son père, et par les parents de sa mère avant eux. Elle savait que la vie sur la ferme ne serait pas toujours facile et lucrative, mais il allait de soi, à l’époque, de prendre la relève, dit-elle.

Jeanne voulait que ses enfants reçoivent une bonne éducation et découvrent leurs propres intérêts, mais lorsqu’ils sont devenus adultes, il était évident qu’ils s’intéressaient peu à la vie d’agriculteurs. Ses enfants se sont mariés, ont amorcé une carrière fructueuse et se sont établis en ville.

« Je ne sais pas trop ce que nous allons faire maintenant, affirme Jeanne. Je ne peux pas me résoudre à vendre la ferme. Elle fait partie de notre famille depuis si longtemps. Elle fait partie intégrante de notre patrimoine. Je préfère donner la terre à l’office de protection de la nature plutôt que de la vendre. »

Tout espoir n’est pas perdu pour l’avenir de sa ferme, mais sa famille devra possiblement planifier et en discuter. Elle n’est pas seule : parmi les 193 492 fermes au Canada, seulement 16 200, soit un peu plus de 8 %, ont déclaré avoir un plan de relève. 1

« La transition d’une ferme à la prochaine génération diffère de la transition d’autres types d’entreprises », affirme Brock Bieber, conseiller en placement de Conseils de placement privés, Gestion de patrimoine TD à Winnipeg, au Manitoba. Il travaille avec de nombreuses familles d’agriculteurs sur leur plan de relève. « Certaines fermes datent de plusieurs siècles et peuvent s’accompagner d’un énorme patrimoine familial et de beaucoup d’émotions. Pour cette raison, il est très important que le plan de relève d’une ferme soit établi tôt et qu’il soit bien réfléchi. »

M. Bieber constate certaines inquiétudes qui reviennent souvent lors du transfert d’actifs agricoles à la prochaine génération. Voici quelques problèmes fréquents et des options qui pourraient amener les familles à réfléchir aux prochaines étapes.

Problème potentiel : des conséquences fiscales élevées

Plus votre propriété prend de la valeur, en raison de la hausse de la valeur des terrains et des précieux quotas du gouvernement, par exemple, plus vos impôts pourraient augmenter. La différence entre la juste valeur actuelle (aussi appelée « juste valeur marchande ») et le prix d’achat initial (aussi appelé « prix de base rajusté ») représente le gain en capital, et sans une bonne planification fiscale, vous pourriez vous retrouver avec des charges fiscales importantes. 

Certaines familles supposent à tort qu’elles n’ont pas les moyens de léguer leur entreprise agricole, que les charges fiscales pourraient les forcer à dépenser de l’argent qu’elles n’ont pas. Heureusement, il existe des règles et des exemptions fiscales qui peuvent être très favorables aux entreprises agricoles. Par exemple, les parts dans une société agricole familiale ou des propriétés agricoles appartenant personnellement à la famille peuvent être transférées à des membres de la famille immédiate en franchise d’impôt. Cela signifie que vous pourriez léguer la propriété à des enfants ou petits-enfants sans conséquences fiscales sur les gains en capital, mais cette solution ne s’appliquerait pas aux neveux ou nièces. 

Le gouvernement offre une exonération cumulative des gains en capital de 1 million de dollars à chaque propriétaire individuel, et vous pourriez l’utiliser pour une vente ou une transition à des membres de votre famille.

« Certaines des règles fiscales régissant l’agriculture peuvent être très complexes, affirme M. Bieber. Il est important d’obtenir l’aide d’un professionnel des finances pour gérer la structure fiscale de l’entreprise agricole et faciliter le processus de transition. Ultimement, il pourrait s’avérer coûteux de se priver de cette aide. » 

Problème potentiel : lorsque seulement quelques-uns – ou aucun – des enfants sont agriculteurs

Comme dans le cas de Jeanne, si aucun des enfants ne veut prendre la relève de l’entreprise familiale, cela pourrait nuire à vos plans successoraux et même finir par créer un conflit familial.

La situation est tout aussi difficile lorsque certains frères et sœurs veulent conserver la ferme, tandis que d’autres ne le souhaitent pas. Si la succession du parent est composée de champs et d’activités agroalimentaires, est-il juste qu’un ou plusieurs frères et sœurs soient laissés pour compte s’ils ne veulent pas de ce style de vie?

« Il existe une stratégie appelée “égalisation successorale”, explique M. Bieber. Cela signifie qu’on peut trouver des façons d’être juste sans être égal. Autrement dit, plutôt que de donner une partie de la ferme à un enfant qui n’en veut pas, on trouve d’autres façons de subvenir aux besoins d’un enfant qui ne souhaite pas exploiter une entreprise agricole. »

L’égalisation successorale peut demander de la créativité. Par exemple, la planification financière peut offrir d’autres solutions de rechange à votre enfant à votre décès. Il peut aussi s’agir d’offrir certaines terres agricoles à un enfant, qui peut ensuite les vendre ou les louer.

S’il n’y a pas d’agriculteurs dans la prochaine génération, la vente de la propriété pourrait être inévitable, mais il pourrait y avoir d’autres options. Un enfant pourrait vouloir vivre dans la maison de ferme et louer les champs. Un autre voudrait peut-être être propriétaire de l’entreprise si c’est un tiers qui la gère. Il se peut aussi que d’autres membres de la famille élargie veuillent reprendre la ferme.

Et si la seule solution est de vendre, vous avez aussi plusieurs options. Plutôt que de vendre à une grande société, vous pourriez préférer faire affaire avec une jeune famille d’agriculteurs, même si, compte tenu de la valeur élevée sur le marché actuel, l’achat d’une ferme peut être difficile pour une jeune famille.

Problème potentiel : transfert du titre de propriété de la ferme

Souvent, lorsque des parents veulent céder une propriété à leurs enfants, ils peuvent penser que la solution est de devenir copropriétaires. La stratégie? Lorsqu’un propriétaire (le parent) décède, la propriété est transférée aux autres propriétaires (les enfants) en franchise d’impôt, de façon harmonieuse. Comme la propriété ne figure pas dans un testament, il se peut qu’elle ne fasse pas l’objet d’une homologation, ce qui peut permettre d’économiser des milliers de dollars en frais et en impôts.

Mais si le transfert n’est pas structuré adéquatement, il peut entraîner des impôts imprévus. La copropriété est facile à mettre en place, mais il est difficile de revenir en arrière, et elle peut aussi entraîner des risques. Par exemple, si vos enfants divorcent, leurs conjoints pourraient réclamer leur part de la propriété. Les créanciers pourraient aussi menacer la propriété en cas de faillite d’un enfant. Vous devrez peut-être décider si ces risques valent l’argent que vous épargnerez maintenant, par opposition aux pertes futures potentielles de vos héritiers.

Problème potentiel : les enfants n’ont pas les moyens d’acheter la ferme

Il est clair que vos enfants préféreraient probablement se faire donner la ferme, mais la plupart des familles vous diront qu’il n’est pas abordable de la léguer de cette façon. De nombreux propriétaires choisissent de faire un « don partiel » en vendant la propriété à leurs enfants à un prix inférieur à la valeur marchande ou en vendant certains biens et en en donnant d’autres. Or, le don de certains actifs peut être imposable pour vous ou pour vos enfants.

Une solution possible? Prêter des fonds à vos enfants pour qu’ils aient les moyens d’acquérir la ferme. Dans ce cas, non seulement les anciens propriétaires tireraient des revenus du remboursement du prêt, mais (sous réserve d’une entente) les parents pourraient continuer d’avoir leur mot à dire sur la gestion de la ferme. De cette façon, vos enfants pourraient acquérir la ferme plutôt que de se la faire donner.

« Grâce à des conversations approfondies et réfléchies sur les volontés de chacun, on peut souvent arriver à une solution qui rend tout le monde heureux. Le processus de planification de la relève peut stimuler cette conversation », souligne M. Bieber.

« Il est important pour la relève d’une entreprise agricole de discuter avec un professionnel qui sait comment tous les actifs sont imposés, ajoute M. Bieber. Un professionnel des finances qui connaît l’agriculture peut regarder la situation financière particulière de votre famille et ses aspirations pour la ferme et proposer des options qui permettront de faire passer l’entreprise à la prochaine génération. »

Le beau-fils de Jeanne va essayer de prendre la relève d’un des champs cette saison pour cultiver du maïs. Elle n’est pas certaine qu’il sera convaincu d’adopter la vie d’agriculteur, mais cela pourrait alimenter la conversation sur l’avenir de la ferme. « J’ai 76 ans, dit-elle, mais il n’est pas trop tard pour décider, en tant que famille, si nous voulons que ce patrimoine se poursuive. »

* Le nom de Jeanne a été modifié.

DENISE O'CONNELL

PARLONS ARGENT ET VIE

ILLUSTRATION

DANESH MOHIUDDIN